Re: Anatole France (1844-1924)
Publié : 02 juin 2017, 17:53
CHAPITRE X
Qui relate fidèlement l’accueil que le roi Loc fit à Abeille des Clarides.
Ils montaient par un chemin sinueux la côte boisée. Dans la verdure grise des chênes nains, des blocs de granit se dressaient çà et là, stériles et rouillés, et la montagne rousse avec ses gorges bleuâtres fermait l’âpre paysage.
Le cortège, que Bob précédait sur sa monture ailée, s’engagea dans une fissure tapissée de ronces. Abeille, avec ses cheveux d’or répandus sur ses épaules, ressemblait à l’aurore levée sur la montagne, s’il est vrai que parfois l’aurore s’effraye, appelle sa mère et veut fuir, car la fillette en vint à ces trois points sitôt qu’elle aperçut confusément des Nains terriblement armés, en embuscade dans toutes les anfractuosités du rocher.
L’arc bandé ou la lance en arrêt, ils se tenaient immobiles. Leurs tuniques de peaux de bêtes et de longs couteaux pendus à leur ceinture rendaient leur aspect terrible. Du gibier de poil et de plume gisait à leurs côtés. Mais ces chasseurs, à ne regarder que leur visage, n’avaient pas l’air farouche : ils paraissaient au contraire doux et graves comme les Nains de la forêt, auxquels ils ressemblaient beaucoup.
Debout au milieu d’eux se tenait un Nain plein de majesté. Il portait à l’oreille une plume de coq et au front un diadème fleuronné de pierres énormes. Son manteau, relevé sur l’épaule, laissait voir un bras robuste, chargé de cercles d’or. Un oliphant d’ivoire et d’argent ciselé pendait à sa ceinture. Il s’appuyait de la main gauche sur sa lance dans l’attitude de la force au repos, et il tenait la droite au-dessus de ses yeux pour regarder du côté d’Abeille et de la lumière.
— Roi Loc, lui dirent les Nains de la forêt, nous t’amenons la belle enfant que nous avons trouvée : elle se nomme Abeille.
— Vous faites bien, dit le roi Loc. Elle vivra parmi nous comme le veut la coutume des Nains.
Puis, s’approchant d’Abeille :
— Abeille, lui dit-il, soyez la bienvenue.
Il lui parlait avec douceur, car il se sentait déjà de l’amitié pour elle. Il se haussa sur la pointe des pieds pour baiser la main qu’elle laissait pendre, et il l’assura que non seulement il ne lui serait point fait de mal, mais encore qu’on la contenterait dans tous ses désirs, quand bien même elle souhaiterait des colliers, des miroirs, des laines de Cachemire et des soies de la Chine.
— Je voudrais bien des souliers, répondit Abeille.
Alors le roi Loc frappa de sa lance un disque de bronze qui était suspendu à la paroi du rocher, et aussitôt l’on vit quelque chose venir du fond de la caverne en bondissant comme une balle. Cela grandit et montra la figure d’un Nain qui rappelait par le visage les traits que les peintres donnent à l’illustre Bélisaire, mais dont le tablier de cuir à bavette révélait un cordonnier.
C’était, en effet, le chef des cordonniers.
— Truc, lui dit le roi, choisis dans nos magasins le cuir le plus souple, prends du drap d’or et d’argent, demande au gardien de mon trésor mille perles de la plus belle eau, et compose avec ce cuir, ces tissus et ces perles, une paire de souliers pour la jeune Abeille.
À ces mots, Truc se jeta aux pieds d’Abeille et il les mesura avec exactitude. Mais elle dit :
— Petit roi Loc, il faut me donner tout de suite les beaux souliers que tu m’as promis, et, quand je les aurai, je retournerai aux Clarides vers ma mère.
— Vous aurez vos souliers, Abeille, répondit le roi Loc, vous les aurez pour vous promener dans la montagne et non pour retourner aux Clarides, car vous ne sortirez point de ce royaume où vous apprendrez de beaux secrets qu’on n’a point devinés sur la terre. Les Nains sont supérieurs aux hommes, et c’est pour votre bonheur que vous avez été recueillie par eux.
— C’est pour mon malheur, répondit Abeille. Petit roi Loc, donne-moi des sabots comme ceux des paysans et laisse-moi retourner aux Clarides.
Mais le roi Loc fit un signe de tête pour exprimer que cela n’était pas possible. Alors Abeille joignit les mains et prit une voix caressante :
— Petit roi Loc, laisse-moi partir et je t’aimerai bien.
— Vous m’oublierez, Abeille, sur la terre lumineuse.
— Petit roi Loc, je ne vous oublierai pas et je vous aimerai autant que Souffle-des-Airs.
— Et qui est Souffle-des-Airs ?
— C’est mon cheval isabelle ; il a des rênes roses et il mange dans ma main. Quand il était petit, l’écuyer Francœur me l’amenait le matin dans ma chambre et je l’embrassais. Mais maintenant Francœur est à Rome et Souffle-des-Airs est trop grand pour monter les escaliers.
Le roi Loc sourit :
— Abeille, voulez-vous m’aimer mieux encore que Souffle-des-Airs ?
— Je veux bien.
— À la bonne heure.
— Je veux bien, mais je ne peux pas ; je vous hais, petit roi Loc, parce que vous m’empêchez de revoir ma mère et Georges.
— Qui est Georges ?
— C’est Georges et je l’aime.
L’amitié du roi Loc pour Abeille s’était beaucoup accrue en peu d’instants, et, comme il avait déjà l’espérance de l’épouser quand elle serait en âge et de réconcilier par elle les hommes avec les Nains, il craignit que Georges ne devînt plus tard son rival et ne renversât ses projets. C’est pourquoi il fronça les sourcils et s’éloigna en baissant la tête comme un homme soucieux.
Abeille, voyant qu’elle l’avait fâché, le tira doucement par un pan de son manteau.
— Petit roi Loc, lui dit-elle d’une voix triste et tendre, pourquoi nous rendons-nous malheureux l’un l’autre ?
— Abeille, c’est la faute des choses, répondit le roi Loc ; je ne puis vous ramener à votre mère, mais je lui enverrai un songe qui l’instruira de votre sort, chère Abeille, et qui la consolera.
— Petit roi Loc, répondit Abeille en souriant dans ses larmes, tu as une bonne idée, mais je vais te dire ce qu’il faudra faire. Il faudra envoyer, chaque nuit, à ma mère un songe dans lequel elle me verra, et m’envoyer à moi, chaque nuit, un songe dans lequel je verrai ma mère.
Le roi Loc promit de le faire. Et ce qui fut dit fut fait. Chaque nuit, Abeille vit sa mère, et chaque nuit la duchesse vit sa fille. Cela contentait un peu leur amour.
Notes
Fleuronné : Orné de fleurs, de fleurons.
Oliphant : Cor d'ivoire, taillé dans une défense d'éléphant, dont les chevaliers se servaient à la guerre ou à la chasse.
CHAPITRE XI
Où les curiosités du royaume des Nains sont parfaitement décrites, ainsi que les poupées qui furent données à Abeille.
Le royaume des Nains était profond et s’étendait sous une grande partie de la terre. Bien qu’on n’y vît le ciel que çà et là, à travers quelques fentes du rocher, les places, les avenues, les palais et les salles de cette région souterraine n’étaient pas plongés dans d’épaisses ténèbres. Quelques chambres et plusieurs cavernes restaient seules dans l’obscurité. Le reste était éclairé, non par des lampes ou des torches, mais par des astres et des météores qui répandaient une clarté étrange et fantastique, et cette clarté luisait sur d’étonnantes merveilles. Des édifices immenses avaient été taillés dans le roc et l’on voyait par endroits des palais découpés dans le granit à de telles hauteurs que leurs dentelles de pierre se perdaient sous les voûtes de l’immense caverne dans une brume traversée par la lueur orangée de petits astres moins lumineux que la lune.
Il y avait dans ces royaumes des forteresses d’une masse écrasante, des amphithéâtres dont les gradins de pierre formaient un demi-cercle que le regard ne pouvait embrasser dans son étendue, et de vastes puits aux parois sculptées dans lesquels on descendait toujours sans jamais trouver le fond. Toutes ces constructions, peu appropriées en apparence à la taille des habitants, convenaient parfaitement à leur génie curieux et fantasque.
Les Nains, couverts de capuchons où des feuilles de fougère étaient piquées, circulaient autour des édifices avec une agilité spirituelle. Il n’était pas rare d’en voir qui sautaient de la hauteur de deux ou trois étages sur la chaussée de lave et y rebondissaient comme des balles. Leur visage gardait pendant ce temps cette gravité auguste que la statuaire donne à la figure des grands hommes de l’antiquité.
Aucun n’était oisif et tous s’empressaient à leur travail. Des quartiers entiers retentissaient du bruit des marteaux ; les voix déchirantes des machines se brisaient contre les voûtes des cavernes, et c’était un curieux spectacle que de voir la foule des mineurs, forgerons, batteurs d’or, joailliers, polisseurs de diamants, manier avec la dextérité des singes le pic, le marteau, la pince, la lime. Mais il était une région plus tranquille.
Là, des figures grossières et puissantes, des piliers informes sortaient confusément de la roche brute et semblaient dater d’une antiquité vénérable. Là, un palais aux portes basses étendait ses formes trapues : c’était le palais du roi Loc. Tout contre était la maison d’Abeille, maison ou plutôt maisonnette ne contenant qu’une seule chambre, laquelle était tapissée de mousseline blanche. Des meubles en sapin sentaient bon dans cette chambre. Une déchirure de la roche y laissait passer la lumière du ciel et, par les belles nuits, on y voyait des étoiles.
Abeille n’avait point de serviteurs attitrés, mais tout le peuple des Nains s’empressait à l’envi de pourvoir à ses besoins et de prévenir tous ses désirs, hors celui de remonter sur la terre.
Les plus savants Nains, qui possédaient de grands secrets, se plaisaient à l’instruire, non pas avec des livres, car les Nains n’écrivent pas, mais en lui montrant toutes les plantes des monts et des plaines, les espèces diverses d’animaux et les pierres variées qu’on extrait du sein de la terre. Et c’est par des exemples et des spectacles qu’ils lui enseignaient avec une gaieté innocente les curiosités de la nature et les procédés des arts.
Ils lui faisaient des jouets tels que les enfants des riches de la terre n’en eurent jamais ; car ces Nains étaient industrieux et inventaient d’admirables machines. C’est ainsi qu’ils construisirent pour elle des poupées sachant se mouvoir avec grâce et s’exprimer selon les règles de la poésie. Quand on les assemblait sur un petit théâtre dont la scène représentait le rivage des mers, le ciel bleu, des palais et des temples, elles figuraient les actions les plus intéressantes. Bien qu’elles ne fussent pas plus hautes que le bras, elles ressemblaient exactement les unes à des vieillards respectables, les autres à des hommes dans la force de l’âge ou à de belles jeunes filles vêtues de blanches tuniques. Il y avait aussi parmi elles des mères pressant contre leur sein des petits enfants innocents. Et ces poupées éloquentes s’exprimaient et agissaient sur la scène comme si elles étaient agitées par la haine, l’amour ou l’ambition. Elles passaient habilement de la joie à la douleur et elles imitaient si bien la nature qu’elles excitaient le sourire ou tiraient les larmes des yeux. Abeille battait des mains à ce spectacle. Les poupées qui aspiraient à la tyrannie lui faisaient horreur. Elle se sentait, au contraire, des trésors de pitié pour la poupée jadis princesse, maintenant veuve et captive, la tête ceinte de cyprès, qui n’a d’autre ressource pour sauver la vie de son enfant que d’épouser, hélas ! le barbare qui la fit veuve.
Abeille ne se lassait point de ce jeu que les poupées variaient à l’infini. Les Nains lui donnaient aussi des concerts et lui enseignaient à jouer du luth, de la viole d’amour, du téorbe, de la lyre et de divers autres instruments. En sorte qu’elle devenait bonne musicienne et que les actions représentées sur le théâtre par les poupées lui communiquaient l’expérience des hommes et de la vie. Le roi Loc assistait aux représentations et aux concerts, mais il ne voyait et n’entendait qu’Abeille, en qui il mettait peu à peu toute son âme.
Cependant les jours et les mois s’écoulaient, les années accomplissaient leur tour et Abeille restait parmi les Nains, sans cesse divertie et toujours pleine du regret de la terre. Elle devenait une belle jeune fille. Son étrange destinée donnait quelque chose d’étrange à sa physionomie, qui n’en était que plus agréable.
(...)
Note
Téorbe : sorte de luth à deux manches, à son plus grave que celui du luth ordinaire.
Qui relate fidèlement l’accueil que le roi Loc fit à Abeille des Clarides.
Ils montaient par un chemin sinueux la côte boisée. Dans la verdure grise des chênes nains, des blocs de granit se dressaient çà et là, stériles et rouillés, et la montagne rousse avec ses gorges bleuâtres fermait l’âpre paysage.
Le cortège, que Bob précédait sur sa monture ailée, s’engagea dans une fissure tapissée de ronces. Abeille, avec ses cheveux d’or répandus sur ses épaules, ressemblait à l’aurore levée sur la montagne, s’il est vrai que parfois l’aurore s’effraye, appelle sa mère et veut fuir, car la fillette en vint à ces trois points sitôt qu’elle aperçut confusément des Nains terriblement armés, en embuscade dans toutes les anfractuosités du rocher.
L’arc bandé ou la lance en arrêt, ils se tenaient immobiles. Leurs tuniques de peaux de bêtes et de longs couteaux pendus à leur ceinture rendaient leur aspect terrible. Du gibier de poil et de plume gisait à leurs côtés. Mais ces chasseurs, à ne regarder que leur visage, n’avaient pas l’air farouche : ils paraissaient au contraire doux et graves comme les Nains de la forêt, auxquels ils ressemblaient beaucoup.
Debout au milieu d’eux se tenait un Nain plein de majesté. Il portait à l’oreille une plume de coq et au front un diadème fleuronné de pierres énormes. Son manteau, relevé sur l’épaule, laissait voir un bras robuste, chargé de cercles d’or. Un oliphant d’ivoire et d’argent ciselé pendait à sa ceinture. Il s’appuyait de la main gauche sur sa lance dans l’attitude de la force au repos, et il tenait la droite au-dessus de ses yeux pour regarder du côté d’Abeille et de la lumière.
— Roi Loc, lui dirent les Nains de la forêt, nous t’amenons la belle enfant que nous avons trouvée : elle se nomme Abeille.
— Vous faites bien, dit le roi Loc. Elle vivra parmi nous comme le veut la coutume des Nains.
Puis, s’approchant d’Abeille :
— Abeille, lui dit-il, soyez la bienvenue.
Il lui parlait avec douceur, car il se sentait déjà de l’amitié pour elle. Il se haussa sur la pointe des pieds pour baiser la main qu’elle laissait pendre, et il l’assura que non seulement il ne lui serait point fait de mal, mais encore qu’on la contenterait dans tous ses désirs, quand bien même elle souhaiterait des colliers, des miroirs, des laines de Cachemire et des soies de la Chine.
— Je voudrais bien des souliers, répondit Abeille.
Alors le roi Loc frappa de sa lance un disque de bronze qui était suspendu à la paroi du rocher, et aussitôt l’on vit quelque chose venir du fond de la caverne en bondissant comme une balle. Cela grandit et montra la figure d’un Nain qui rappelait par le visage les traits que les peintres donnent à l’illustre Bélisaire, mais dont le tablier de cuir à bavette révélait un cordonnier.
C’était, en effet, le chef des cordonniers.
— Truc, lui dit le roi, choisis dans nos magasins le cuir le plus souple, prends du drap d’or et d’argent, demande au gardien de mon trésor mille perles de la plus belle eau, et compose avec ce cuir, ces tissus et ces perles, une paire de souliers pour la jeune Abeille.
À ces mots, Truc se jeta aux pieds d’Abeille et il les mesura avec exactitude. Mais elle dit :
— Petit roi Loc, il faut me donner tout de suite les beaux souliers que tu m’as promis, et, quand je les aurai, je retournerai aux Clarides vers ma mère.
— Vous aurez vos souliers, Abeille, répondit le roi Loc, vous les aurez pour vous promener dans la montagne et non pour retourner aux Clarides, car vous ne sortirez point de ce royaume où vous apprendrez de beaux secrets qu’on n’a point devinés sur la terre. Les Nains sont supérieurs aux hommes, et c’est pour votre bonheur que vous avez été recueillie par eux.
— C’est pour mon malheur, répondit Abeille. Petit roi Loc, donne-moi des sabots comme ceux des paysans et laisse-moi retourner aux Clarides.
Mais le roi Loc fit un signe de tête pour exprimer que cela n’était pas possible. Alors Abeille joignit les mains et prit une voix caressante :
— Petit roi Loc, laisse-moi partir et je t’aimerai bien.
— Vous m’oublierez, Abeille, sur la terre lumineuse.
— Petit roi Loc, je ne vous oublierai pas et je vous aimerai autant que Souffle-des-Airs.
— Et qui est Souffle-des-Airs ?
— C’est mon cheval isabelle ; il a des rênes roses et il mange dans ma main. Quand il était petit, l’écuyer Francœur me l’amenait le matin dans ma chambre et je l’embrassais. Mais maintenant Francœur est à Rome et Souffle-des-Airs est trop grand pour monter les escaliers.
Le roi Loc sourit :
— Abeille, voulez-vous m’aimer mieux encore que Souffle-des-Airs ?
— Je veux bien.
— À la bonne heure.
— Je veux bien, mais je ne peux pas ; je vous hais, petit roi Loc, parce que vous m’empêchez de revoir ma mère et Georges.
— Qui est Georges ?
— C’est Georges et je l’aime.
L’amitié du roi Loc pour Abeille s’était beaucoup accrue en peu d’instants, et, comme il avait déjà l’espérance de l’épouser quand elle serait en âge et de réconcilier par elle les hommes avec les Nains, il craignit que Georges ne devînt plus tard son rival et ne renversât ses projets. C’est pourquoi il fronça les sourcils et s’éloigna en baissant la tête comme un homme soucieux.
Abeille, voyant qu’elle l’avait fâché, le tira doucement par un pan de son manteau.
— Petit roi Loc, lui dit-elle d’une voix triste et tendre, pourquoi nous rendons-nous malheureux l’un l’autre ?
— Abeille, c’est la faute des choses, répondit le roi Loc ; je ne puis vous ramener à votre mère, mais je lui enverrai un songe qui l’instruira de votre sort, chère Abeille, et qui la consolera.
— Petit roi Loc, répondit Abeille en souriant dans ses larmes, tu as une bonne idée, mais je vais te dire ce qu’il faudra faire. Il faudra envoyer, chaque nuit, à ma mère un songe dans lequel elle me verra, et m’envoyer à moi, chaque nuit, un songe dans lequel je verrai ma mère.
Le roi Loc promit de le faire. Et ce qui fut dit fut fait. Chaque nuit, Abeille vit sa mère, et chaque nuit la duchesse vit sa fille. Cela contentait un peu leur amour.
Notes
Fleuronné : Orné de fleurs, de fleurons.
Oliphant : Cor d'ivoire, taillé dans une défense d'éléphant, dont les chevaliers se servaient à la guerre ou à la chasse.
CHAPITRE XI
Où les curiosités du royaume des Nains sont parfaitement décrites, ainsi que les poupées qui furent données à Abeille.
Le royaume des Nains était profond et s’étendait sous une grande partie de la terre. Bien qu’on n’y vît le ciel que çà et là, à travers quelques fentes du rocher, les places, les avenues, les palais et les salles de cette région souterraine n’étaient pas plongés dans d’épaisses ténèbres. Quelques chambres et plusieurs cavernes restaient seules dans l’obscurité. Le reste était éclairé, non par des lampes ou des torches, mais par des astres et des météores qui répandaient une clarté étrange et fantastique, et cette clarté luisait sur d’étonnantes merveilles. Des édifices immenses avaient été taillés dans le roc et l’on voyait par endroits des palais découpés dans le granit à de telles hauteurs que leurs dentelles de pierre se perdaient sous les voûtes de l’immense caverne dans une brume traversée par la lueur orangée de petits astres moins lumineux que la lune.
Il y avait dans ces royaumes des forteresses d’une masse écrasante, des amphithéâtres dont les gradins de pierre formaient un demi-cercle que le regard ne pouvait embrasser dans son étendue, et de vastes puits aux parois sculptées dans lesquels on descendait toujours sans jamais trouver le fond. Toutes ces constructions, peu appropriées en apparence à la taille des habitants, convenaient parfaitement à leur génie curieux et fantasque.
Les Nains, couverts de capuchons où des feuilles de fougère étaient piquées, circulaient autour des édifices avec une agilité spirituelle. Il n’était pas rare d’en voir qui sautaient de la hauteur de deux ou trois étages sur la chaussée de lave et y rebondissaient comme des balles. Leur visage gardait pendant ce temps cette gravité auguste que la statuaire donne à la figure des grands hommes de l’antiquité.
Aucun n’était oisif et tous s’empressaient à leur travail. Des quartiers entiers retentissaient du bruit des marteaux ; les voix déchirantes des machines se brisaient contre les voûtes des cavernes, et c’était un curieux spectacle que de voir la foule des mineurs, forgerons, batteurs d’or, joailliers, polisseurs de diamants, manier avec la dextérité des singes le pic, le marteau, la pince, la lime. Mais il était une région plus tranquille.
Là, des figures grossières et puissantes, des piliers informes sortaient confusément de la roche brute et semblaient dater d’une antiquité vénérable. Là, un palais aux portes basses étendait ses formes trapues : c’était le palais du roi Loc. Tout contre était la maison d’Abeille, maison ou plutôt maisonnette ne contenant qu’une seule chambre, laquelle était tapissée de mousseline blanche. Des meubles en sapin sentaient bon dans cette chambre. Une déchirure de la roche y laissait passer la lumière du ciel et, par les belles nuits, on y voyait des étoiles.
Abeille n’avait point de serviteurs attitrés, mais tout le peuple des Nains s’empressait à l’envi de pourvoir à ses besoins et de prévenir tous ses désirs, hors celui de remonter sur la terre.
Les plus savants Nains, qui possédaient de grands secrets, se plaisaient à l’instruire, non pas avec des livres, car les Nains n’écrivent pas, mais en lui montrant toutes les plantes des monts et des plaines, les espèces diverses d’animaux et les pierres variées qu’on extrait du sein de la terre. Et c’est par des exemples et des spectacles qu’ils lui enseignaient avec une gaieté innocente les curiosités de la nature et les procédés des arts.
Ils lui faisaient des jouets tels que les enfants des riches de la terre n’en eurent jamais ; car ces Nains étaient industrieux et inventaient d’admirables machines. C’est ainsi qu’ils construisirent pour elle des poupées sachant se mouvoir avec grâce et s’exprimer selon les règles de la poésie. Quand on les assemblait sur un petit théâtre dont la scène représentait le rivage des mers, le ciel bleu, des palais et des temples, elles figuraient les actions les plus intéressantes. Bien qu’elles ne fussent pas plus hautes que le bras, elles ressemblaient exactement les unes à des vieillards respectables, les autres à des hommes dans la force de l’âge ou à de belles jeunes filles vêtues de blanches tuniques. Il y avait aussi parmi elles des mères pressant contre leur sein des petits enfants innocents. Et ces poupées éloquentes s’exprimaient et agissaient sur la scène comme si elles étaient agitées par la haine, l’amour ou l’ambition. Elles passaient habilement de la joie à la douleur et elles imitaient si bien la nature qu’elles excitaient le sourire ou tiraient les larmes des yeux. Abeille battait des mains à ce spectacle. Les poupées qui aspiraient à la tyrannie lui faisaient horreur. Elle se sentait, au contraire, des trésors de pitié pour la poupée jadis princesse, maintenant veuve et captive, la tête ceinte de cyprès, qui n’a d’autre ressource pour sauver la vie de son enfant que d’épouser, hélas ! le barbare qui la fit veuve.
Abeille ne se lassait point de ce jeu que les poupées variaient à l’infini. Les Nains lui donnaient aussi des concerts et lui enseignaient à jouer du luth, de la viole d’amour, du téorbe, de la lyre et de divers autres instruments. En sorte qu’elle devenait bonne musicienne et que les actions représentées sur le théâtre par les poupées lui communiquaient l’expérience des hommes et de la vie. Le roi Loc assistait aux représentations et aux concerts, mais il ne voyait et n’entendait qu’Abeille, en qui il mettait peu à peu toute son âme.
Cependant les jours et les mois s’écoulaient, les années accomplissaient leur tour et Abeille restait parmi les Nains, sans cesse divertie et toujours pleine du regret de la terre. Elle devenait une belle jeune fille. Son étrange destinée donnait quelque chose d’étrange à sa physionomie, qui n’en était que plus agréable.
(...)
Note
Téorbe : sorte de luth à deux manches, à son plus grave que celui du luth ordinaire.