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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 19 septembre 2016, 12:27
par Montparnasse
Un autre poème en prose de Baudelaire. Celui-ci marqua mon éveil à la beauté littéraire, et me sortit, à 14 ou 15 ans, de ma torpeur végétale, de mon mutisme forcené, de mon indolence congénitale, nimbes dans lesquelles j'aurais continué de croupir indéfiniment. Avant lui, je ne comprenais rien, mais après avoir posé les yeux sur lui, un monde pénétrant s'est ouvert devant moi. Merci à l'auteur désespéré qui me sauva, et à l'admirable professeur de français qui me livra les moyens de grandir : il s'appelait M. Lopez, exerçait au collège St Exupéry de Vincennes dans les années 1987, 1988.

LE PORT

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rhythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.

(C. Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 19 septembre 2016, 23:46
par Liza
Je lirai demain, promis

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 20 septembre 2016, 19:58
par Liza
Tu as de la chance, je m'éveille seulement à la poésie en lisant tes choix.

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 20 septembre 2016, 22:15
par Montparnasse
Mais alors, je n'y suis pour rien, c'est la poésie que tu aimes ! Ca m'évoque quelque chose comme ça :

« Vous parviendrez même à lui faire aimer
La poésie délicate, expressive, lyrique,
De quelques grands auteurs.
Alors, ce sera sa belle et grande passion.
Elle s'y livrera totalement,
Y trouvera des révélations inespérées,
Des plaisirs abyssaux, longs et entraînants. »

(Adeline)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 20 septembre 2016, 22:53
par Liza
J’ai un plaisir abyssal à écrire… en prose, la poésie et les rimes à compter, ce n’est pas mon truc.

Je suis un texte qui patine, je n'arrive pas à avancer, serai-je moins déchirée ? La chèvre m'aurait-elle épuisée ?

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 26 septembre 2016, 14:11
par Montparnasse
Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois où l’on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l’herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l’eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

(V. Hugo, Les Contemplations, 183.)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 26 septembre 2016, 14:36
par Montparnasse
La même ambivalence existe dans ce poème en prose de Baudelaire que dans La Chambre double :

LE FOU ET LA VÉNUS

Quelle admirable journée ! Le vaste parc se pâme sous l’œil brûlant du soleil, comme la jeunesse sous la domination de l’Amour.

L’extase universelle des choses ne s’exprime par aucun bruit ; les eaux elles-mêmes sont comme endormies. Bien différente des fêtes humaines, c’est ici une orgie silencieuse.

On dirait qu’une lumière toujours croissante fait de plus en plus étinceler les objets ; que les fleurs excitées brûlent du désir de rivaliser avec l’azur du ciel par l’énergie de leurs couleurs, et que la chaleur, rendant visibles les parfums, les fait monter vers l’astre comme des fumées.

Cependant, dans cette jouissance universelle, j’ai aperçu un être affligé.

Aux pieds d’une colossale Vénus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l’Ennui les obsède, affublé d’un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sonnettes, tout ramassé contre le piédestal, lève des yeux pleins de larmes vers l’immortelle Déesse.

Et ses yeux disent : — « Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privé d’amour et d’amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux. Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l’immortelle Beauté ! Ah ! Déesse ! ayez pitié de ma tristesse et de mon délire ! »

Mais l’implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre.

(C. Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 26 septembre 2016, 14:40
par Montparnasse
Le pessimisme de l'artiste incompris :

LE CHIEN ET LE FLACON

« — Mon beau chien, mon bon chien, mon cher toutou, approchez et venez respirer un excellent parfum acheté chez le meilleur parfumeur de la ville. »

Et le chien, en frétillant de la queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres êtres, le signe correspondant du rire et du sourire, s’approche et pose curieusement son nez humide sur le flacon débouché ; puis, reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi en manière de reproche.

« — Ah ! misérable chien, si je vous avais offert un paquet d’excréments, vous l’auriez flairé avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies. »

(C. Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 27 septembre 2016, 18:20
par Montparnasse
Voici un parfait exemple de l'humour noir que j'évoquais à propos de Baudelaire. N'oubliez jamais ! il ne faut pas prendre au sérieux cet homme-là :mrgreen:

LE MAUVAIS VITRIER

Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l’action par une force irrésistible, comme la flèche d’un arc. Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.

Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.

Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

C’est une espèce d’énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l’ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.

Un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu’il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d’un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d’Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d’un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.

— Pourquoi ? Parce que… parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.

J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.

Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !

(Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)

La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.

« — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.

Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.

Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.

Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ?

(C. Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 28 septembre 2016, 13:28
par Liza
« Vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies. »

En présentant de belles choses, nous multiplions les critiques. En nivelant pas le bas des compliments !