CHAPITRE XVIII
Dans lequel le roi Loc accomplit un terrible voyage.
Au sortir du puits de la science, le roi Loc s’en alla à son trésor, prit un anneau dans un coffre dont il avait seul la clef, et se le mit au doigt. Le chaton de cet anneau jetait une vive lumière, car il était fait d’une pierre magique dont on connaîtra la vertu par la suite de ce récit. Le roi Loc se rendit ensuite dans son palais, où il revêtit un manteau de voyage, chaussa de fortes bottes et prit un bâton ; puis il se mit en route à travers les rues populeuses, les grands chemins, les villages, les galeries de porphyre, les nappes de pétrole et les grottes de cristal, qui communiquaient entre elles par d’étroites ouvertures.
Il semblait songeur et prononçait des paroles qui n’avaient pas de sens. Mais il marchait obstinément. Des montagnes lui barraient le chemin et il gravissait les montagnes ; des précipices s’ouvraient sous ses pieds et il descendait les précipices ; il passait les gués ; il traversait des régions affreuses qu’obscurcissaient des vapeurs de soufre. Il cheminait sur des laves brûlantes, où ses pieds laissaient leur empreinte, il avait l’air d’un voyageur extrêmement têtu. Il s’engagea dans des cavernes sombres où l’eau de la mer, filtrant goutte à goutte, coulait comme des larmes le long des algues et formait sur le sol inégal des lagunes où d’innombrables crustacés croissaient monstrueusement. Des crabes énormes, des langoustes et des homards géants, des araignées de mer craquaient sous les pieds du Nain, puis s’en allaient en abandonnant quelqu’une de leurs pattes et réveillaient dans leur fuite des limules hideux, des poulpes séculaires qui soudain agitaient leurs cent bras et crachaient de leur bec d’oiseau un poison fétide. Le roi Loc avançait pourtant. Il parvint jusqu’au fond de ces cavernes, dans un entassement de carapaces armées de pointes, de pinces à doubles scies, de pattes qui lui grimpaient jusqu’au cou, et d’yeux mornes dardés au bout de longues branches. Il gravit le flanc de la caverne en s’accrochant aux aspérités du roc, et les monstres cuirassés montaient avec lui, et il ne s’arrêta qu’après avoir reconnu au toucher une pierre qui faisait saillie au milieu de la voûte naturelle. Il toucha de son anneau magique cette pierre qui s’écroula tout à coup avec un horrible fracas, et aussitôt un flot de lumière répandit ses belles ondes dans la caverne et mit en fuite les bêtes nourries dans les ténèbres.
Le roi Loc, passant sa tête par l’ouverture d’où venait le jour, vit Georges de Blanchelande qui se lamentait dans sa prison de verre en songeant à Abeille et à la terre. Car le roi Loc avait accompli son voyage souterrain pour délivrer le captif des Ondines. Mais voyant cette grosse tête chevelue, sourcilleuse et barbue, le regarder du fond de l’entonnoir de cristal, Georges crut qu’un grand danger le menaçait et il chercha à son côté son épée, ne songeant plus qu’il l’avait brisée sur la poitrine de la femme aux yeux verts. Cependant le roi Loc le considérait avec curiosité.
— Peuh ! se dit-il, ce n’est qu’un enfant.
C’était en effet un enfant très simple et il devait à sa grande simplicité d’avoir échappé aux baisers délicieux et mortels de la reine des Ondines. Aristote, avec toute sa science, ne s’en serait pas tiré si aisément.
Georges se voyant sans défense, dit :
— Que me veux-tu, grosse tête ? Pourquoi me faire du mal, si je ne t’en ai jamais fait ?
Le roi Loc répondit d’un ton à la fois jovial et bourru :
— Mon mignon, vous ne savez pas si vous m’avez fait du mal, car vous ignorez les effets et les causes, les actions réflexes et généralement toute la philosophie. Mais ne parlons point de cela. Si vous ne répugnez pas à sortir de votre entonnoir, venez par ici.
Georges se coula aussitôt dans la caverne, glissa le long de la paroi et, sitôt qu’il fut au bas :
— Vous êtes un brave petit homme, dit-il à son libérateur ; je vous aimerai toute ma vie ; mais savez-vous où est Abeille des Clarides ?
— Je sais bien des choses, répondit le Nain, et notamment que je n’aime pas les questionneurs.
Georges, en entendant ces paroles, resta tout confus, et il suivit en silence son guide dans l’air épais et noir où s’agitaient les poulpes et les crustacés. Alors le roi Loc lui dit en ricanant :
— La route n’est pas carrossable, mon jeune prince !
— Monsieur, lui répondit Georges, le chemin de la liberté est toujours beau, et je ne crains pas de m’égarer en suivant mon bienfaiteur.
Le petit roi Loc se mordit les lèvres. Parvenu aux galeries de porphyre, il montra au jeune homme un escalier pratiqué dans le roc par les Nains pour monter sur la terre.
— Voici votre chemin, lui dit-il, adieu.
— Ne me dites pas adieu, répondit Georges ; dites-moi que je vous reverrai. Ma vie est à vous après ce que vous avez fait pour moi.
Le roi Loc répondit :
— Ce que j’ai fait n’était pas pour vous, mais pour une autre. Il vaut mieux ne pas nous revoir, car nous ne pourrions pas nous aimer.
Georges reprit avec un air simple et grave :
— Je n’avais pas cru que ma délivrance me causerait une peine. Et pourtant cela est. Adieu, monsieur.
— Bon voyage ! cria le roi Loc d’une voix rude.
Or, l’escalier des Nains aboutissait à une carrière abandonnée qui était située à moins d’une lieue du château des Clarides.
Le roi Loc poursuivit son chemin en murmurant :
— Ce jeune garçon n’a ni la science ni la richesse des Nains. Je ne sais vraiment pas pourquoi il est aimé d’Abeille, à moins que ce ne soit parce qu’il est jeune, beau, fidèle et brave.
Il rentra dans la ville en riant dans sa barbe, comme un homme qui a joué un bon tour à quelqu’un. En passant devant la maison d’Abeille, il coula sa grosse tête par la fenêtre, comme il avait fait dans l’entonnoir de verre, et il vit la jeune fille qui brodait des fleurs d’argent sur un voile.
— Soyez en joie, Abeille, lui dit-il.
— Et toi, répondit-elle, petit roi Loc, puisses-tu n’avoir jamais rien à désirer, ou du moins rien à regretter !
Il avait bien quelque chose à désirer, mais vraiment il n’avait rien à regretter. Cette pensée le fit souper de bon appétit. Après avoir mangé un grand nombre de faisans truffés, il appela Bob.
— Bob, lui dit-il, monte sur ton corbeau ; va trouver la princesse des Nains et dis-lui que Georges de Blanchelande, qui fut longtemps prisonnier des Ondines, est aujourd’hui de retour aux Clarides.
Il dit, et Bob s’envola sur son corbeau.
CHAPITRE XIX
Qui traite de la merveilleuse rencontre que fit Jean, le maître tailleur, et de la bonne chanson que les oiseaux du bocage chantèrent à la duchesse.
Quand Georges se retrouva sur la terre où il était né, la première personne qu’il rencontra fut Jean, le vieux maître tailleur, portant sur son bras un habit rouge au majordome du château. Le bonhomme poussa un grand cri à la vue du jeune seigneur.
— Saint Jacques ! dit-il, si vous n’êtes pas monseigneur Georges de Blanchelande, qui s’est noyé dans le lac voilà sept ans, vous êtes son âme ou le diable en personne !
— Je ne suis ni âme ni diable, mon bon Jean, mais bien ce Georges de Blanchelande qui se glissait autrefois dans votre échoppe et vous demandait des petits morceaux de drap pour faire des robes aux poupées de ma sœur Abeille.
Mais le bonhomme se récriait :
— Vous n’avez donc point été noyé, monseigneur ? J’en suis aise ! Vous avez tout à fait bonne mine. Mon petit-fils Pierre, qui grimpait dans mes bras pour vous voir passer le dimanche matin à cheval au côté de la duchesse, est devenu un bon ouvrier et un beau garçon. Il est, Dieu merci, tel que je vous le dis, monseigneur. Il sera content de savoir que vous n’êtes pas au fond de l’eau et que les poissons ne vous ont point mangé comme il le croyait. Il a coutume de dire à ce sujet les choses les plus plaisantes du monde ; car il est plein d’esprit, monseigneur. Et c’est un fait qu’on vous regrette dans toutes les Clarides. Votre enfance était pleine de promesses. Il me souviendra jusqu’à mon dernier soupir qu’un jour vous me demandâtes mon aiguille à coudre, et, comme je vous la refusai parce que vous n’étiez pas d’âge à la manier sans danger, vous me répondîtes que vous iriez au bois cueillir les belles aiguilles vertes des sapins. Vous dîtes cela, et j’en ris encore. Sur mon âme ! vous dîtes cela. Notre petit Pierre trouvait aussi d’excellentes reparties. Il est aujourd’hui tonnelier, à votre service, monseigneur.
— Je n’en veux pas d’autre que lui. Mais donnez-moi, maître Jean, des nouvelles d’Abeille et de la duchesse.
— Hélas ! d’où venez-vous, monseigneur, si vous ne savez pas que la princesse Abeille fut enlevée, il y a sept ans, par les Nains de la montagne ? Elle disparut le jour même où vous fûtes noyé ; et l’on peut dire que ce jour-là les Clarides perdirent leurs deux plus douces fleurs. La duchesse en mena un grand deuil. C’est ce qui me fait dire que les puissants de ce monde ont aussi leurs peines comme les plus humbles artisans et qu’on connaît à ce signe que nous sommes tous fils d’Adam. En conséquence de quoi un chien peut bien regarder un évêque, comme on dit. À telles enseignes que la bonne duchesse en vit blanchir ses cheveux et perdit toute gaieté. Et quand, au printemps, elle se promène en robe noire sous la charmille où chantent les oiseaux, le plus petit de ces oiseaux est plus digne d’envie que la souveraine des Clarides. Toutefois sa peine n’est pas sans un peu d’espoir, monseigneur ; car, si elle n’a point de nouvelles de vous, elle sait du moins par des songes que sa fille Abeille est vivante.
Le bonhomme Jean disait ces choses et d’autres encore ; mais Georges ne l’écoutait plus depuis qu’il savait qu’Abeille était prisonnière des Nains.
Il songeait :
« Les Nains retiennent Abeille sous la terre ; un Nain m’a tiré de ma prison de cristal ; ces petits hommes n’ont pas tous les mêmes mœurs ; mon libérateur n’est certainement pas de la race de ceux qui enlevèrent ma sœur. »
Il ne savait que penser, sinon qu’il fallait délivrer Abeille.
Cependant ils traversaient la ville et, sur leur passage, les commères qui se tenaient sur le seuil de leur porte se demandaient entre elles qui était ce jeune étranger, et elles convenaient qu’il avait bonne mine. Les plus avisées, ayant reconnu le seigneur de Blanchelande, crurent voir un revenant et s’enfuirent en faisant de grands signes de croix.
— Il faudrait, dit une vieille, lui jeter de l’eau bénite, et il s’évanouirait en répandant une dégoûtante odeur de soufre. Il emmène maître Jean, le tailleur, et il le plongera sans faute tout vif dans les flammes de l’enfer.
— Tout doux ! la vieille, répondit un bourgeois, le jeune seigneur est aussi vivant et plus vivant que vous et moi. Il est frais comme une rose et il semble venir de quelque cour galante plutôt que de l’autre monde. On revient de loin, bonne dame, témoin l’écuyer Francœur qui nous arriva de Rome à la Saint-Jean passée.
Et Marguerite la heaumière, ayant admiré Georges, monta dans sa chambre de jeune fille et là, s’agenouillant devant l’image de la sainte Vierge : « Sainte Vierge, dit-elle, faites que j’aie un mari tout semblable à ce jeune seigneur ! »
Chacun parlait à sa façon du retour de Georges, tant et si bien que la nouvelle en vola de bouche en bouche jusqu’aux oreilles de la duchesse, qui se promenait alors dans le verger. Son cœur battit bien fort et elle entendit tous les oiseaux de la charmille chanter :
Cui, cui, cui,
Oui, oui, oui,
Georges de Blanchelande.
Cui, cui, cui,
Dont vous avez nourri l’enfance,
Cui, cui, cui,
Est ici, est ici, est ici !
Oui, oui, oui.
Francœur s’approcha respectueusement d’elle et lui dit :
— Madame la duchesse, Georges de Blanchelande, que vous avez cru mort, est de retour ; j’en ferai une chanson.
Cependant les oiseaux chantaient :
Cucui, cui, i, cui, cui, cui,
Oui, oui, oui, oui, oui, oui,
Il est ici, ici, ici, ici, ici, ici !
Et, quand elle vit venir l’enfant qu’elle avait élevé comme un fils, elle ouvrit les bras et tomba pâmée.
(...)
Notes
Porphyre : variété d'andésite, roche volcanique rouge foncé, compacte, mêlée de cristaux blancs.
Limule : Arthropode marin, fouisseur, vivant au voisinage des côtes (Antilles, océan Indien) ; on l'appelle crabe des Moluques.
Enseignes : Informations, renseignements.
Charmille : Berceau de verdure.
Heaume : sorte de casque en usage du XIIème au XIVème siècles.
Heaumier : Fabriquant ou marchand de heaumes.
Pâmé : Évanoui.