Re: La Chanson de Roland
Publié : 10 mars 2020, 12:30
LE CHÂTIMENT DE GANELON
CCLXXIII
L’Empereur est revenu d’Espagne :
Il vient à Aix, la meilleure ville de France,
Monte au palais, entre en la salle.
Une belle damoiselle vient à lui : c’est Aude.
Elle dit au Roi : « Où est Roland le capitaine
« Qui m’a juré de me prendre pour femme ? »
Charles en est plein de douleur et d’angoisse ;
Il pleure des deux yeux, il tire sa barbe blanche :
« Sœur, chère amie, dit-il, tu me demandes nouvelle d’un homme mort.
« Mais, va, je saurai te remplacer Roland ;
« Je ne te puis mieux dire : je te donnerai Louis,
« Louis mon fils, celui qui tiendra mes Marches.
« — Ce discours m’est étrange, répond belle Aude.
« Ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges,
« Qu’après Roland je vive encore ! »
Lors elle perd sa couleur et tombe aux pieds de Charles.
Elle est morte : Dieu veuille avoir son âme !
Les barons la plaignent ; les voilà tout en pleurs.

CCLXXIV
Aude la belle s’en est allée à sa fin.
Le Roi croit qu’elle est seulement pâmée ;
Il en a pitié, il en pleure,
Lui prend les mains, la relève ;
Mais la tête retombe sur les épaules.
Quand Charles voit qu’elle est morte,
Il fait sur-le-champ venir quatre comtesses,
Qui la portent dans un moutier de nonnes,
Et veillent près de son corps jusqu’au jour ;
Puis on l’enterra bellement près d’un autel,
Et le Roi lui fit grand honneur.
CCLXXV
L’Empereur est de retour à Aix.
Le traître Ganelon, tout chargé de ses chaînes de fer,
Est dans la cité, devant le palais.
Des sergents vous l’attachent à un poteau,
Vous lui lient les mains avec des courroies en peau de cerf,
Et vous le battent à coups de bâton et de jougs de boeufs.
Certes il n’a pas mérité meilleur salaire ;
Et c’est ainsi que très-douloureusement il attend son plaid.
CCLXXVI
Il est écrit dans l’ancienne Geste
Que Charles manda les hommes de ses nombreux royaumes.
Ils se rassemblèrent dans la chapelle d’Aix.
Ce fut un grand jour, une grande fête,
Celle du baron saint Sylvestre, s’il faut en croire quelques-uns.
Et c’est alors que commença le procès : c’est ici que vous aurez nouvelles
De Ganelon qui a fait la grande trahison...
L’Empereur ordonne qu’on le traîne devant lui.
CCLXXVII
« Seigneurs barons, dit le roi Charlemagne,
« Jugez-moi Ganelon selon le droit.
« Il vint dans mon armée, avec moi, jusqu’en Espagne.
« Il m’a ravi vingt mille de mes Français ;
« Il m’a ravi mon neveu, que plus jamais vous ne verrez ;
« Et Olivier, le preux et le courtois.
« Pour de l’argent, enfin, il a trahi les douze Pairs.
« — C’est vrai, s’écrie Ganelon, et maudit sois-je si je le nie !
« D’or et d’argent Roland m’avait fait tort ;
« C’est pourquoi j’ai voulu sa mort et combiné sa perte ;
« Mais de la trahison il n’y en a point.
« — Nous en tiendrons conseil, » répondent les Français.
CCLXXVIII
Il est là, Ganelon, debout devant le Roi ;
Il a le corps gaillard, le visage fraîchement coloré.
S’il était loyal, il aurait tout à fait la mine d’un baron.
Il jette les yeux autour de lui, voit les Français et tous ses juges,
Et trente de ses parents qui sont avec lui :
Alors il élève la voix et s’écrie :
« Pour l’amour de Dieu, entendez-moi, barons.
« Donc j’étais à l’armée de l’Empereur,
« Avec amour et foi je le servais,
« Lorsque son neveu Roland me prit en haine,
« Et me condamna à mort, à une mort très-douloureuse.
« Oui, je fus envoyé comme messager au roi Marsile,
« Et si j’échappai, ce fut grâce à mon adresse.
« Alors je défiai Roland le brave,
« Je défiai Olivier et tous leurs compagnons.
« Charles et ses nobles barons ont été les témoins de ce défi.
« C’est là de la vengeance, mais non pas de la trahison.
« — Nous en tiendrons conseil, » répondent les Francs.
CCLXXIX
Quand Ganelon voit que le grand procès va commencer,
Il rassemble trente de ses parents.
Or il en est un qui domine tous les autres :
C’est Pinabel du château de Sorence.
Celui-là sait bien donner ses raisons ; c’est un beau parleur ;
Puis, quand il s’agit de défendre ses armes, c’est un bon soldat.
CCLXXX
Ganelon a dit à Pinabel : « C’est en vous, ami, que je me fie ;
« C’est à vous de m’arracher en ce jour au déshonneur et à la mort.
Et Pinabel répond : « Vous allez avoir un défenseur.
« Le premier Français qui vous condamne à mort,
« Où que l’Empereur nous fasse combattre ensemble,
« Je lui donnerai un démenti avec l’acier de mon épée. »
Ganelon tombe à ses pieds.
CCLXXXI
Saxons et Bavarois sont entrés en conseil,
Avec les Poitevins, les Normands et les Français.
Les Thiois et les Allemands sont en nombre.
Les barons d’Auvergne sont les plus indulgents,
Les moins irrités, les mieux disposés pour Pinabel :
« Pourquoi n’en pas rester là ? se disent-ils l’un à l’autre ;
« Laissons ce procès, et prions le Roi
« De faire cette fois grâce à Ganelon
« Qui désormais le servira avec foi, avec amour.
« Roland est bien mort, plus ne le reverrez ;
« L’or et l’argent ne pourront pas vous le rendre.
« Quant au duel, ce serait folie. »
Tous les barons disent oui, tous approuvent,
Excepté un seul : Thierry, frère de monseigneur Geoffroi.
CCLXXXII
Vers Charlemagne retournent les barons.
« Sire, lui disent-ils, nous vous prions
« De tenir quitte le comte Ganelon ;
« Il vous servira désormais avec foi, avec amour.
« Laissez-le vivre ; car il est vraiment gentilhomme.
« Roland, d’ailleurs, est mort ; on ne le reverra plus ;
« Et ce n’est point l’argent qui nous le rendra.
« — Vous n’êtes tous que des félons, » s’écrie le Roi.
CCLXXXIII
Quand Charles voit que tous lui font défaut,
Son visage, ses traits deviennent tout sombres,
Et, de la douleur qu’il ressent : « Malheureux que je suis ! » s’écrie-t-il.
Mais voyez-vous devant lui un chevalier : c’est Thierry,
C’est le frère au duc Geoffroi d’Anjou.
Thierry a le corps maigre, grêle, allongé ;
Ses cheveux sont noirs, ses yeux sont bruns ;
Il n’est d’ailleurs ni grand, ni trop petit.
Et il a dit courtoisement à Charles :
« Ne vous désolez pas, beau sire Roi.
« Vous savez que je vous ai déjà bien servi ;
« Or, par mes ancêtres, j’ai droit à siéger parmi les juges de ce procès.
« Quelle que soit la faute dont Roland se soit rendu coupable envers Ganelon,
« Votre intérêt eût dû lui servir de défense.
« Ganelon est un félon, Ganelon a trahi votre neveu ;
« Devant vous il vient de se mettre en mauvais cas, de se parjurer.
« Pour tout cela je le condamne à mort. Qu’on le pende,
« Et puis, qu’on jette son corps aux chiens :
« C’est le châtiment des traîtres.
« Que s’il a un parent qui me veuille donner un démenti,
« Avec cette épée que j’ai là, à mon côté,
« Je suis tout prêt à soutenir mon avis.
« — Bien parlé, » disent les Francs.
CCLXXXIV
Alors devant le Roi s’avance Pinabel.
Il est grand, il est fort, il est rapide et brave ;
Mort est celui qu’il frappe d’un seul coup.
« Sire, dit-il au Roi, c’est ici votre plaid :
« Ordonnez donc qu’on ne fasse point tout ce bruit.
« Voici Thierry qui vient de prononcer son jugement :
« Eh bien ! je lui donne un démenti, et me veux battre avec lui. »
Et il lui met au poing droit le gant en cuir de cerf :
« Bien, dit l’Empereur, mais je veux de bons otages. »
Trente parents de Pinabel consentent à servir légalement de caution.
« Je vous donnerai caution, moi aussi, » dit le Roi ;
Et il les fait garder jusqu’à ce que justice se fasse.
CCLXXXV
Thierry, quand il voit que la bataille est proche,
Présente à Charles son gant droit.
Et l’Empereur donne caution pour lui, et fournit des otages.
Puis, Charles fait sur la place disposer quatre bancs ;
Là vont s’asseoir ceux qui doivent combattre ;
Au jugement de tous, leur plaid est régulier :
C’est Ogier le Danois qui régla tout.
Alors : « Nos chevaux ! nos armes ! » s’écrient les deux champions.
Notes
Plaid : Procès, assemblée ou juridiction du Moyen Âge.
Thiois : Tudesque, ancien allemand.