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Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 18 décembre 2016, 19:09
par Montparnasse
Baudelaire parlant de Verlaine et Mallarmé : « Ces garçons me font peur. » :)


CHANSON POUR ELLES

Ils me disent que tu es blonde
Et que toute blonde est perfide,
Même ils ajoutent, « comme l’onde ».
Je me ris de leur discours vide !
Tes yeux sont les plus beaux du monde
Et de ton sein je suis avide.

Ils me disent que tu es brune,
Qu’une brune a des yeux de braise
Et qu’un cœur qui cherche fortune
S’y brûle… Ô la bonne foutaise !
Ronde et fraîche comme la lune,
Vive ta gorge aux bouts de fraise !

Ils me disent de toi, châtaine :
Elle est fade, et rousse : trop rose.
J’encague cette turlutaine,
Et de toi j’aime toute chose
De la chevelure, fontaine
D’ébène ou d’or (et dis, ô pose-
Les sur mon cœur) tes pieds de reine.

(P. Verlaine, Chair)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 18 décembre 2016, 19:32
par Montparnasse
1867 : Mort de Baudelaire, naissance de Paul-Jean Toulet dans les Pyrénées :)


LES CONTRERIMES

Toi qu'empourprait l'âtre d'hiver
Comme une rouge nue
Où déjà te dessinait nue
L'arôme de ta chair ;

Ni vous, dont l'image ancienne
Captive encor mon cœur,
Île voilée, ombres en fleurs,
Nuit océanienne ;

Non plus ton parfum, violier
Sous la main qui t'arrose,
Ne valent la brûlante rose
Que midi fait plier.

*

Iris, à son brillant mouchoir,
De sept feux illumine
La molle averse qui chemine,
Harmonieuse à choir.

Ah, sur les roses de l'été,
Sois la mouvante robe,
Molle averse, qui me dérobe
Leur aride beauté.

Et vous, dont le rire joyeux
M'a caché tant d'alarmes,
Puissé-je voir enfin des larmes
Monter jusqu'à vos yeux.

*

L'immortelle, et l'œillet de mer
Qui pousse dans le sable,
La pervenche trop périssable,
Ou ce fenouil amer

Qui craquait sous la dent des chèvres
Ne vous en souvient-il,
Ni de la brise au sel subtil
Qui nous brûlait aux lèvres ?

*

Nocturne

Ô mer, toi que je sens frémir
A travers la nuit creuse,
Comme le sein d'une amoureuse
Qui ne peut pas dormir ;

Le vent lourd frappe la falaise...
Quoi ! si le chant moqueur
D'une sirène est dans mon cœur —
Ô cœur, divin malaise.

Quoi, plus de larmes, ni d'avoir
Personne qui vous plaigne...
Tout bas, comme d'un flanc qui saigne,
Il s'est mis à pleuvoir.

*

La Cigale

Quand nous fûmes hors des chemins
Où la poussière est rose,
Aline, qui riait sans cause
En me touchant les mains ; —

L'Echo du bois riait. La terre
Sonna creux au talon.
Aline se tut : le vallon
Etait plein de mystère...

Mais toi, sans lymphe ni sommeil,
Cigale en haut posée,
Tu jetais, ivre de rosée,
Ton cri triste et vermeil.

*

Douce plage où naquit mon âme ;
Et toi, savane en fleurs
Que l'Océan trempe de pleurs
Et le soleil de flamme ;

Douce aux ramiers, douce aux amants,
Toi de qui la ramure
Nous charmait d'ombre, et de murmure,
Et de roucoulements ;

Où j'écoute frémir encore
Un aveu tendre et fier —
Tandis qu'au loin riait la mer
Sur le corail sonore.

(Paul-Jean Toulet, 1867-1920)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 18 décembre 2016, 20:30
par Liza
« J’encague cette turlutaine »

J'encague me surprend, est-ce un mot ancien ?

La turlutaine, je connais la boîte à chanter, le serinette, la ritournelle.

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 18 décembre 2016, 21:29
par Montparnasse
Je n'ai pas trouvé « encaguer ». Entonner ? Dans Verlaine, on trouve de l'argot. Ca sort de mes compétences.

Turlutaine : ici, propos frivole.

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 19 décembre 2016, 14:02
par Loustic
Je connais au moins un sens d'encagué. Je laisse Liza le trouver.

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 19 décembre 2016, 15:30
par Liza
Ah ! tu connais cela ? J'ai manqué un épisode alors ! L'ai-je dans mon dico ?

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 19 décembre 2016, 17:41
par Montparnasse
C'est tout à fait opportun ! Il ne nous reste plus qu'à ouvrir nos ailes de corbeaux :


BRUMES ET PLUIES

Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue
D’envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau
D’un linceul vaporeux et d’un vague tombeau.

Dans cette grande plaine où l’autan froid se joue,
Où par les longues nuits la girouette s’enroue,
Mon âme mieux qu’au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.

Rien n’est plus doux au cœur plein de choses funèbres,
Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,
Ô blafardes saisons, reines de nos climats,

Que l’aspect permanent de vos pâles ténèbres,
— Si ce n’est, par un soir sans lune, deux à deux,
D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.

(C. Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1861)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 19 décembre 2016, 17:47
par Montparnasse
LE CRÉPUSCULE DU MATIN

La diane chantait dans les cours des casernes,
Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.

C’était l’heure où l’essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;
Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge,
La lampe sur le jour fait une tache rouge ;
Où l’âme, sous le poids du corps revêche et lourd,
Imite les combats de la lampe et du jour.
Comme un visage en pleurs que les brises essuient,
L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient,
Et l’homme est las d’écrire et la femme d’aimer.

Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
C’était l’heure où parmi le froid et la lésine
S’aggravent les douleurs des femmes en gésine ;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.

L’aurore grelottante en robe rose et verte
S’avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

(C. Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1861)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 20 décembre 2016, 19:30
par Montparnasse
J'ai beau chercher, rien ne ma plaît dans la poésie du début du XXème. A défaut d'avoir trouvé les merveilles promises par Claudel ou Valéry, à défaut de les avoir comprises, je vous laisse deux fleurs facilement conquises :


L’ÂME DU VIN

Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumière et de fraternité !

Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme ;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

Car j’éprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
Tu me glorifieras et tu seras content ;

J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;
À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! »

(C. Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1861)

Re: Poésies (mont)parnassiennes

Publié : 20 décembre 2016, 19:34
par Montparnasse
LE VIN DES CHIFFONNIERS

Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l’humanité grouille en ferments orageux ;

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Buttant, et se cognant aux murs comme un poëte,
Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son cœur en glorieux projets.

Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S’enivre des splendeurs de sa propre vertu.

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,
Éreintés et pliant sous un tas de débris,
Vomissement confus de l’énorme Paris,

Reviennent, parfumés d’une odeur de futailles,
Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

Se dressent devant eux, solennelle magie !
Et dans l’étourdissante et lumineuse orgie
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
Ils apportent la gloire au peuple ivre d’amour !

C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole
Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole ;
Par le gosier de l’homme il chante ses exploits
Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.

Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !

(C. Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1861)