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Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 07 avril 2017, 17:52
par Montparnasse
N°4
Je trouvai le vin, je traversai de nouveau la chambre, et je remplis un verre que je portai aux lèvres de ma femme défaillante. Cependant, elle était un peu remise, et elle prit le verre elle-même, pendant que je me laissais tomber sur l’ottomane, les yeux fixés sur sa personne.
Ce fut alors que j’entendis distinctement un léger bruit de pas sur le tapis et près du lit ; et, une seconde après, comme Rowena allait porter le vin à ses lèvres, je vis, — je puis l’avoir rêvé, — je vis tomber dans le verre, comme de quelque source invisible suspendue dans l’atmosphère de la chambre, trois ou quatre grosses gouttes d’un fluide brillant et couleur de rubis. Si je le vis, — Rowena ne le vit pas. Elle avala le vin sans hésitation, et je me gardai bien de lui parler d’une circonstance que je devais, après tout, regarder comme la suggestion d’une imagination surexcitée, et dont tout, — les terreurs de ma femme, l’opium et l’heure, augmentait l’activité morbide.
Cependant, je ne puis pas me dissimuler qu’immédiatement après la chute des gouttes rouges, un rapide changement — en mal — s’opéra dans la maladie de ma femme ; si bien que, la troisième nuit, les mains de ses serviteurs la préparaient pour la tombe, et que j’étais assis seul, son corps enveloppé dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait reçu la jeune épouse. — D’étranges visions, engendrées par l’opium, voltigeaient autour de moi comme des ombres. Je promenais un œil inquiet sur les sarcophages, dans les coins de la chambre, sur les figures mobiles de la tenture et sur les lueurs vermiculaires et changeantes de la lampe du plafond. Mes yeux tombèrent alors, — comme je cherchais à me rappeler les circonstances d’une nuit précédente, — sur le même point du cercle lumineux, là où j’avais vu les traces légères d’une ombre. Mais elle n’y était plus ; et, respirant avec plus de liberté, je tournai mes regards vers la pâle et rigide figure allongée sur le lit. Alors, je sentis fondre sur moi mille souvenirs de Ligeia, — je sentis refluer vers mon cœur, avec la tumultueuse violence d’une marée, toute cette ineffable douleur que j’avais sentie quand je l’avais vue, elle aussi, dans son suaire. La nuit avançait, et toujours, — le cœur plein des pensées les plus amères dont elle était l’objet, elle, mon unique, mon suprême amour, — je restais les yeux fixés sur le corps de Rowena.
Il pouvait bien être minuit, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, car je n’avais pas pris garde au temps, quand un sanglot, très-bas, très-léger, mais très-distinct, me tira en sursaut de ma rêverie. Je sentis qu’il venait du lit d’ébène, — du lit de mort. Je tendis l’oreille, dans une angoisse de terreur superstitieuse, mais le bruit ne se répéta pas. Je forçai mes yeux à découvrir un mouvement quelconque dans le corps, mais je n’en aperçus pas le moindre. Cependant, il était impossible que je me fusse trompé. J’avais entendu le bruit, faible à la vérité, et mon esprit était bien éveillé en moi. Je maintins résolûment et opiniâtrement mon attention clouée au cadavre. Quelques minutes s’écoulèrent sans aucun incident qui pût jeter un peu de jour sur ce mystère. À la longue, il devint évident qu’une coloration légère, très-faible, à peine sensible, était montée aux joues et avait filtré le long des petites veines déprimées des paupières. Sous la pression d’une horreur et d’une terreur inexplicables, pour lesquelles le langage de l’humanité n’a pas d’expression suffisamment énergique, je sentis les pulsations de mon cœur s’arrêter et mes membres se roidir sur place.
Cependant, le sentiment du devoir me rendit finalement mon sang-froid. Je ne pouvais pas douter plus longtemps que nous n’eussions fait prématurément nos apprêts funèbres ; — Rowena vivait encore. Il était nécessaire de pratiquer immédiatement quelques tentatives ; mais la tour était tout à fait séparée de la partie de l’abbaye habitée par les domestiques, — il n’y en avait aucun à portée de la voix, — je n’avais aucun moyen de les appeler à mon aide, à moins de quitter la chambre pendant quelques minutes, — et, quant à cela, je ne pouvais m’y hasarder. Je m’efforçai donc de rappeler à moi seul et de fixer l’âme voltigeante. Mais, au bout d’un laps de temps très-court, il y eut une rechute évidente ; la couleur disparut de la joue et de la paupière, laissant une pâleur plus que marmoréenne ; les lèvres se serrèrent doublement et se recroquevillèrent dans l’expression spectrale de la mort ; une froideur et une viscosité répulsives se répandirent rapidement sur toute la surface du corps, et la complète rigidité cadavérique survint immédiatement. Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d’où j’avais été arraché si soudainement, et je m’abandonnai de nouveau à mes rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia.
Une heure s’écoula ainsi, quand — était-ce, grand Dieu ! possible ? — j’eus de nouveau la perception d’un bruit vague qui partait de la région du lit. J’écoutai, au comble de l’horreur. Le son se fit entendre de nouveau, c’était un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis, — je vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui jusque-là l’avait dominé. Je sentis que ma vue s’obscurcissait, que ma raison s’enfuyait ; et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir m’imposait de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front, la joue et la gorge ; une chaleur sensible pénétrait tout le corps ; et même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du cœur.
Ma femme vivait ; et, avec un redoublement d’ardeur, je me mis en devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et les mains, et j’usai de tous les procédés que l’expérience et de nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa, l’expression de mort revint aux lèvres, et, un instant après, tout le corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce qui a habité la tombe pendant plusieurs jours.
Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia, — et de nouveau — s’étonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes ? — de nouveau un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit d’ébène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables horreurs de cette nuit ? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup, presque jusqu’au petit jour, se répéta ce hideux drame de ressuscitation ; que chaque effrayante rechute se changeait en une mort plus rigide et plus irrémédiable ; que chaque nouvelle agonie ressemblait à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie du corps ? Je me hâte d’en finir.
La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui était morte remua de nouveau, — et, cette fois-ci, plus énergiquement que jamais quoique se réveillant d’une mort plus effrayante et plus irréparable. J’avais depuis longtemps cessé tout effort et tout mouvement, et je restais cloué sur l’ottomane, désespérément englouti dans un tourbillon d’émotions violentes, dont la moins terrible peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le répète, remuait, et maintenant plus activement qu’il n’avait fait jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie singulière, — les membres se relâchaient, — et, sauf que les paupières restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère sépulcral, j’aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes de la Mort. Mais si, dès lors, je n’acceptai pas entièrement cette idée, je ne pus pas douter plus longtemps, quand, — se levant du lit, — et vacillant, — d’un pas faible, — les yeux fermés, — à la manière d’une personne égarée dans un rêve, — l’être qui était enveloppé du suaire s’avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.
Je ne tremblai pas, — je ne bougeai pas, — car une foule de pensées inexprimables, causées par l’air, la stature, l’allure du fantôme, se ruèrent à l’improviste dans mon cerveau, et me paralysèrent, — me pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais l’apparition. C’était dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien la vivante Rowena que j’avais en face de moi ? cela pouvait-il être vraiment Rowena, — lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure blonde, aux yeux bleus ? Pourquoi, oui, pourquoi en doutais-je ? — Le lourd bandeau oppressait la bouche ; — pourquoi donc cela n’eût-il pas été la bouche respirante de la dame de Tremaine ? — Et les joues ? — oui, c’étaient bien là les roses du midi de sa vie ; — oui, ce pouvaient être les belles joues de la vivante lady de Tremaine. — Et le menton, avec les fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien ? Mais avait-elle donc grandi depuis sa maladie ? Quel inexprimable délire s’empara de moi à cette idée ! D’un bond, j’étais à ses pieds ! Elle se retira à mon contact, et elle dégagea sa tête de l’horrible suaire qui l’enveloppait ; et alors déborda dans l’atmosphère fouettée de la chambre une masse énorme de longs cheveux désordonnés ; ils étaient plus noirs que les ailes de minuit, l’heure au plumage de corbeau ! Et alors je vis la figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement les yeux.
— Enfin, les voilà donc ! criai-je d’une voix retentissante ; pourrais-je jamais m’y tromper ? — Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux noirs, les yeux étranges de mon amour perdu, — de lady — de lady Ligeia !
___ FIN ___
Notes
Vermiculaires : Qui a la forme, l'aspect d'un petit ver.
Marmoréen : Qui a la nature, l'apparence du marbre ; Qui a la blancheur, l'éclat, la froideur du marbre.
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 13 avril 2017, 14:52
par Montparnasse
METZENGERSTEIN
Pestis eram vivus, — moriens tua mors ero.
Martin Luther.
L’horreur et la fatalité se sont donné carrière dans tous les siècles. À quoi bon mettre une date à l’histoire que j’ai à raconter ? Qu’il me suffise de dire qu’à l’époque dont je parle existait dans le centre de la Hongrie une croyance secrète, mais bien établie, aux doctrines de la métempsycose. De ces doctrines elles-mêmes, de leur fausseté ou de leur probabilité, — je ne dirai rien. J’affirme, toutefois, qu’une bonne partie de notre crédulité vient, comme dit la Bruyère, qui attribue tout notre malheur à cette cause unique, de ne pouvoir être seuls[1].
Mais il y avait quelques points dans la superstition hongroise qui tendaient fortement à l’absurde. Les Hongrois différaient très-essentiellement de leurs autorités d’Orient. Par exemple, — l’âme, à ce qu’ils croyaient, — je cite les termes d’un subtil et intelligent Parisien, — ne demeure qu’une seule fois dans un corps sensible. Ainsi, un cheval, un chien, un homme même, ne sont que la ressemblance illusoire de ces êtres[2].
Les familles Berlifitzing et Metzengerstein avaient été en discorde pendant des siècles. Jamais on ne vit deux maisons aussi illustres réciproquement aigries par une inimitié aussi mortelle. Cette haine pouvait tirer son origine des paroles d’une ancienne prophétie : — Un grand nom tombera d’une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l’immortalité de Berlifitzing.
Certes, les termes n’avaient que peu ou point de sens. Mais des causes plus vulgaires ont donné naissance — et cela, sans remonter bien haut, — à des conséquences également grosses d’événements. En outre, les deux maisons, qui étaient voisines, avaient longtemps exercé une influence rivale dans les affaires d’un gouvernement tumultueux. De plus, des voisins aussi rapprochés sont rarement amis ; et, du haut de leurs terrasses massives, les habitants du château Berlifitzing pouvaient plonger leurs regards dans les fenêtres mêmes du palais Metzengerstein. Enfin, le déploiement d’une magnificence plus que féodale était peu fait pour calmer les sentiments irritables des Berlifitzing, moins anciens et moins riches. Y a-t-il donc lieu de s’étonner que les termes de cette prédiction, bien que tout à fait saugrenus, aient si bien créé et entretenu la discorde entre deux familles déjà prédisposées aux querelles par toutes les instigations d’une jalousie héréditaire ? La prophétie semblait impliquer, — si elle impliquait quelque chose, — un triomphe final du côté de la maison déjà plus puissante, et naturellement vivait dans la mémoire de la plus faible et de la moins influente, et la remplissait d’une aigre animosité.
Wilhelm, comte Berlifitzing, bien qu’il fût d’une haute origine, n’était, à l’époque de ce récit, qu’un vieux radoteur infirme, et n’avait rien de remarquable, si ce n’est une antipathie invétérée et folle contre la famille de son rival, et une passion si vive pour les chevaux et la chasse, que rien, ni ses infirmités physiques, ni son grand âge, ni l’affaiblissement de son esprit, ne pouvait l’empêcher de prendre journellement sa part des dangers de cet exercice. De l’autre côté, Frédérick, baron Metzengerstein, n’était pas encore majeur. Son père, le ministre G…, était mort jeune. Sa mère, madame Marie, le suivit bientôt. Frédérick était à cette époque dans sa dix-huitième année. Dans une ville, dix-huit ans ne sont pas une longue période de temps ; mais dans une solitude, dans une aussi magnifique solitude que cette vieille seigneurie, le pendule vibre avec une plus profonde et plus significative solennité.
Par suite de certaines circonstances résultant de l’administration de son père, le jeune baron, aussitôt après la mort de celui-ci, entra en possession de ses vastes domaines. Rarement on avait vu un noble de Hongrie posséder un tel patrimoine. Ses châteaux étaient innombrables. Le plus splendide et le plus vaste était le palais Metzengerstein. La ligne frontière de ses domaines n’avait jamais été clairement définie ; mais son parc principal embrassait un circuit de cinquante milles.
L’avénement d’un propriétaire si jeune, et d’un caractère si bien connu, à une fortune si incomparable laissait peu de place aux conjectures relativement à sa ligne probable de conduite. Et, en vérité, dans l’espace de trois jours, la conduite de l’héritier fit pâlir le renom d’Hérode et dépassa magnifiquement les espérances de ses plus enthousiastes admirateurs. De honteuses débauches, de flagrantes perfidies, des atrocités inouïes, firent bientôt comprendre à ses vassaux tremblants que rien, — ni soumission servile de leur part, ni scrupules de conscience de la sienne, — ne leur garantirait désormais de sécurité contre les griffes sans remords de ce petit Caligula. Vers la nuit du quatrième jour, on s’aperçut que le feu avait pris aux écuries du château Berlifitzing, et l’opinion unanime du voisinage ajouta le crime d’incendie à la liste déjà horrible des délits et des atrocités du baron.
Quant au jeune gentilhomme, pendant le tumulte occasionné par cet accident, il se tenait, en apparence plongé dans une méditation, au haut du palais de famille des Metzengerstein, dans un vaste appartement solitaire. La tenture de tapisserie, riche, quoique fanée, qui pendait mélancoliquement aux murs, représentait les figures fantastiques et majestueuses de mille ancêtres illustres. Ici des prêtres richement vêtus d’hermine, des dignitaires pontificaux, siégeaient familièrement avec l’autocrate et le souverain, opposaient leur veto aux caprices d’un roi temporel, ou contenaient avec le fiat de la toute-puissance papale le sceptre rebelle du Grand Ennemi, prince des ténèbres. Là, les sombres et grandes figures des princes Metzengerstein — leurs musculeux chevaux de guerre piétinant sur les cadavres des ennemis tombés — ébranlaient les nerfs les plus fermes par leur forte expression ; et ici, à leur tour, voluptueuses et blanches comme des cygnes, les images des dames des anciens jours flottaient au loin dans les méandres d’une danse fantastique aux accents d’une mélodie imaginaire.
Mais, pendant que le baron prêtait l’oreille ou affectait de prêter l’oreille au vacarme toujours croissant des écuries de Berlifitzing, — et peut-être méditait quelque trait nouveau, quelque trait décidé d’audace, — ses yeux se tournèrent machinalement vers l’image d’un cheval énorme, d’une couleur hors nature, et représenté dans la tapisserie comme appartenant à un ancêtre sarrasin de la famille de son rival. Le cheval se tenait sur le premier plan du tableau, — immobile comme une statue, — pendant qu’un peu plus loin, derrière lui, son cavalier déconfit mourait sous le poignard d’un Metzengerstein.
Sur la lèvre de Frédérick surgit une expression diabolique, comme s’il s’apercevait de la direction que son regard avait pris involontairement. Cependant, il ne détourna pas les yeux. Bien loin de là, il ne pouvait d’aucune façon avoir raison de l’anxiété accablante qui semblait tomber sur ses sens comme un drap mortuaire. Il conciliait difficilement ses sensations incohérentes comme celles des rêves avec la certitude d’être éveillé. Plus il contemplait, plus absorbant devenait le charme, — plus il lui paraissait impossible d’arracher son regard à la fascination de cette tapisserie. Mais le tumulte du dehors devenant soudainement plus violent, il fit enfin un effort, comme à regret, et tourna son attention vers une explosion de lumière rouge, projetée en plein des écuries enflammées sur les fenêtres de l’appartement.
L’action toutefois ne fut que momentanée ; son regard retourna machinalement au mur. À son grand étonnement, la tête du gigantesque coursier — chose horrible ! — avait pendant ce temps changé de position. Le cou de l’animal, d’abord incliné comme par la compassion vers le corps terrassé de son seigneur, était maintenant étendu, roide et dans toute sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout à l’heure invisibles, contenaient maintenant une expression énergique et humaine, et ils brillaient d’un rouge ardent et extraordinaire ; et les lèvres distendues de ce cheval à la physionomie enragée laissaient pleinement apercevoir ses dents sépulcrales et dégoûtantes.
Stupéfié par la terreur, le jeune seigneur gagna la porte en chancelant. Comme il l’ouvrait, un éclat de lumière rouge jaillit au loin dans la salle, qui dessina nettement son reflet sur la tapisserie frissonnante ; et, comme le baron hésitait un instant sur le seuil, il tressaillit en voyant que ce reflet prenait la position exacte et remplissait précisément le contour de l’implacable et triomphant meurtrier du Berlifitzing sarrasin.
Pour alléger ses esprits affaissés, le baron Frédérick chercha précipitamment le plein air. À la porte principale du palais, il rencontra trois écuyers. Ceux-ci, avec beaucoup de difficulté et au péril de leur vie, comprimaient les bonds convulsifs d’un cheval gigantesque couleur de feu.
— À qui est ce cheval ? Où l’avez-vous trouvé ? demanda le jeune homme d’une voix querelleuse et rauque, reconnaissant immédiatement que le mystérieux coursier de la tapisserie était le parfait pendant du furieux animal qu’il avait devant lui.
— C’est votre propriété, monseigneur, répliqua l’un des écuyers, du moins il n’est réclamé par aucun autre propriétaire. Nous l’avons pris comme il s’échappait, tout fumant et écumant de rage, des écuries brûlantes du château Berlifitzing. Supposant qu’il appartenait au haras des chevaux étrangers du vieux comte, nous l’avons ramené comme épave. Mais les domestiques désavouent tout droit sur la bête ; ce qui est étrange, puisqu’il porte des traces évidentes du feu, qui prouvent qu’il l’a échappé belle.
(...)
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 16 avril 2017, 17:27
par Montparnasse
N°2
— Les lettres W. V. B. sont également marquées au fer très-distinctement sur son front, interrompit un second écuyer ; je supposais donc qu’elles étaient les initiales de Wilhelm von Berlifitzing, mais tout le monde au château affirme positivement n’avoir aucune connaissance du cheval.
— Extrêmement singulier ! dit le jeune baron, avec un air rêveur et comme n’ayant aucune conscience du sens de ses paroles. C’est, comme vous dites, un remarquable cheval, — un prodigieux cheval ! bien qu’il soit, comme vous le remarquez avec justesse, d’un caractère ombrageux et intraitable ; allons ! qu’il soit à moi, je le veux bien, ajouta-t-il après une pause ; peut-être un cavalier tel que Frédérick de Metzengerstein pourra-t-il dompter le diable même des écuries de Berlifitzing.
— Vous vous trompez, monseigneur ; le cheval, comme nous vous l’avons dit, je crois, n’appartient pas aux écuries du comte. Si tel eût été le cas, nous connaissons trop bien notre devoir pour l’amener en présence d’une noble personne de votre famille.
— C’est vrai ! observa le baron sèchement.
Et, à ce moment, un jeune valet de chambre arriva du palais, le teint échauffé et à pas précipités. Il chuchota à l’oreille de son maître l’histoire de la disparition soudaine d’un morceau de la tapisserie, dans une chambre qu’il désigna, entrant alors dans des détails d’un caractère minutieux et circonstancié ; mais, comme tout cela fut communiqué d’une voix très-basse, pas un mot ne transpira qui pût satisfaire la curiosité excitée des écuyers.
Le jeune Frédérick, pendant l’entretien, semblait agité d’émotions variées. Néanmoins, il recouvra bientôt son calme, et une expression de méchanceté décidée était déjà fixée sur sa physionomie, quand il donna des ordres péremptoires pour que l’appartement en question fût immédiatement condamné et la clef remise entre ses mains propres.
— Avez-vous appris la mort déplorable de Berlifitzing, le vieux chasseur ? dit au baron un de ses vassaux, après le départ du page, pendant que l’énorme coursier que le gentilhomme venait d’adopter comme sien s’élançait et bondissait avec une furie redoublée à travers la longue avenue qui s’étendait du palais aux écuries de Metzengerstein.
— Non, dit le baron se tournant brusquement vers celui qui parlait ; mort ! dis-tu ?
— C’est la pure vérité, monseigneur ; et je présume que, pour un seigneur de votre nom, ce n’est pas un renseignement trop désagréable.
Un rapide sourire jaillit sur la physionomie du baron.
— Comment est-il mort ?
— Dans ses efforts imprudents pour sauver la partie préférée de son haras de chasse, il a péri misérablement dans les flammes.
— En… vé… ri… té… ! exclama le baron, comme impressionné lentement et graduellement par quelque évidence mystérieuse.
— En vérité, répéta le vassal.
— Horrible ! dit le jeune homme avec beaucoup de calme. Et il rentra tranquillement dans le palais.
À partir de cette époque, une altération marquée eut lieu dans la conduite extérieure du jeune débauché, baron Frédérick von Metzengerstein. Véritablement, sa conduite désappointait toutes les espérances et déroutait les intrigues de plus d’une mère. Ses habitudes et ses manières tranchèrent de plus en plus et, moins que jamais, n’offrirent d’analogie sympathique quelconque avec celle de l’aristocratie du voisinage. On ne le voyait jamais au delà des limites de son propre domaine, et, dans le vaste monde social, il était absolument sans compagnon, — à moins que ce grand cheval impétueux, hors nature, couleur de feu, qu’il monta continuellement à partir de cette époque, n’eût en réalité quelque droit mystérieux au titre d’ami.
Néanmoins, de nombreuses invitations de la part du voisinage lui arrivaient périodiquement. — « Le baron honorera-t-il notre fête de sa présence ? » — « Le baron se joindra-t-il à nous pour une chasse au sanglier ? » — « Metzengerstein ne chasse pas ; » — « Metzengerstein n’ira pas, » — telles étaient ses hautaines et laconiques réponses.
Ces insultes répétées ne pouvaient pas être endurées par une noblesse impérieuse. De telles invitations devinrent moins cordiales, — moins fréquentes ; — avec le temps elles cessèrent tout à fait. On entendit la veuve de l’infortuné comte Berlifitzing exprimer le vœu « que le baron fût au logis quand il désirerait n’y pas être, puisqu’il dédaignait la compagnie de ses égaux ; et qu’il fût à cheval quand il voudrait n’y pas être, puisqu’il leur préférait la société d’un cheval. » Ceci à coup sûr n’était que l’explosion niaise d’une pique héréditaire et prouvait que nos paroles deviennent singulièrement absurdes quand nous voulons leur donner une forme extraordinairement énergique.
Les gens charitables, néanmoins, attribuaient le changement de manières du jeune gentilhomme au chagrin naturel d’un fils privé prématurément de ses parents, — oubliant toutefois son atroce et insouciante conduite durant les jours qui suivirent immédiatement cette perte. Il y en eut quelques-uns qui accusèrent simplement en lui une idée exagérée de son importance et de sa dignité. D’autres, à leur tour (et parmi ceux-là peut être cité le médecin de la famille), parlèrent sans hésiter d’une mélancolie morbide et d’un mal héréditaire ; cependant, des insinuations plus ténébreuses, d’une nature plus équivoque, couraient parmi la multitude.
En réalité, l’attachement pervers du baron pour sa monture de récente acquisition, — attachement qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque nouvel exemple que l’animal donnait de ses féroces et démoniaques inclinations, — devint à la longue, aux yeux de tous les gens raisonnables, une tendresse horrible et contre nature. Dans l’éblouissement du midi, — aux heures profondes de la nuit, — malade ou bien portant, — dans le calme ou dans la tempête, — le jeune Metzengerstein semblait cloué à la selle du cheval colossal dont les intraitables audaces s’accordaient si bien avec son propre caractère.
Il y avait, de plus, des circonstances qui, rapprochées des événements récents, donnaient un caractère surnaturel et monstrueux à la manie du cavalier et aux capacités de la bête. L’espace qu’elle franchissait d’un seul saut avait été soigneusement mesuré, et se trouva dépasser d’une différence stupéfiante les conjectures les plus larges et les plus exagérées. Le baron, en outre, ne se servait pour l’animal d’aucun nom particulier, quoique tous les chevaux de son haras fussent distingués par des appellations caractéristiques. Ce cheval-ci avait son écurie à une certaine distance des autres ; et, quant au pansement et à tout le service nécessaire, nul, excepté le propriétaire en personne, ne s’était risqué à remplir ces fonctions, ni même à entrer dans l’enclos où s’élevait son écurie particulière. On observa aussi que, quoique les trois palefreniers qui s’étaient emparés du coursier, quand il fuyait l’incendie de Berlifitzing, eussent réussi à arrêter sa course à l’aide d’une chaîne à nœud coulant, cependant aucun des trois ne pouvait affirmer avec certitude que, durant cette dangereuse lutte, ou à aucun moment depuis lors, il eût jamais posé la main sur le corps de la bête. Des preuves d’intelligence particulière dans la conduite d’un noble cheval plein d’ardeur ne suffiraient certainement pas à exciter une attention déraisonnable ; mais il y avait ici certaines circonstances qui eussent violenté les esprits les plus sceptiques et les plus flegmatiques ; et l’on disait que parfois l’animal avait fait reculer d’horreur la foule curieuse devant la profonde et frappante signification de sa marque, — que parfois le jeune Metzengerstein était devenu pâle et s’était dérobé devant l’expression soudaine de son œil sérieux et quasi humain.
Parmi toute la domesticité du baron, il ne se trouva néanmoins personne pour douter de la ferveur extraordinaire d’affection qu’excitaient dans le jeune gentilhomme les qualités brillantes de son cheval ; personne, excepté du moins un insignifiant petit page malvenu, dont on rencontrait partout l’offusquante laideur, et dont les opinions avaient aussi peu d’importance qu’il est possible. Il avait l’effronterie d’affirmer — si toutefois ses idées valent la peine d’être mentionnées, — que son maître ne s’était jamais mis en selle sans un inexplicable et presque imperceptible frisson, et qu’au retour de chacune de ses longues et habituelles promenades une expression de triomphante méchanceté faussait tous les muscles de sa face.
Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d’un lourd sommeil, descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute hâte, s’élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.
Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement l’attention ; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par tous ses domestiques, quand, après quelques heures d’absence, les prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à craqueter et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l’action d’un feu immense et immaîtrisable, — une masse épaisse et livide.
Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute la population du voisinage se tenait paresseusement à l’entour, dans une stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et nouveau fixa bientôt l’attention de la multitude, et démontra combien est plus intense l’intérêt excité dans les sentiments d’une foule par la contemplation d’une agonie humaine que celui qui est créé par les plus effrayants spectacles de la matière inanimée.
Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et aboutissait à l’entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier, portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.
Le cavalier n’était évidemment pas le maître de cette course effrénée. L’angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être, rendaient témoignage d’une lutte surhumaine ; mais aucun son, excepté un cri unique, ne s’échappa de ses lèvres lacérées, qu’il mordait d’outre en outre dans l’intensité de sa terreur. En un instant, le choc des sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le mugissement des flammes et le glapissement du vent ; — un instant encore, et, franchissant d’un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier s’élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.
La furie de la tempête s’apaisa tout à coup et un calme absolu prit solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le bâtiment comme un suaire, et, ruisselant au loin dans l’atmosphère tranquille, dardait une lumière d’un éclat surnaturel, pendant qu’un nuage de fumée s’abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme distincte d’un gigantesque cheval.
___ FIN ___
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 24 avril 2017, 11:45
par Montparnasse
LE MYSTÈRE DE MARIE ROGET
Il y a des séries idéales d’événements qui courent parallèlement avec les réelles. Les hommes et les circonstances, en général, modifient le train idéal des événements, en sorte qu’il semble imparfait ; et leurs conséquences aussi sont également imparfaites. C’est ainsi qu’il en fut de la Réformation ; au lieu du protestantisme est arrivé le luthérianisme.
Novalis.
Il y a peu de personnes, même parmi les penseurs les plus calmes, qui n’aient été quelquefois envahies par une vague mais saisissante demi-croyance au surnaturel, en face de certaines coïncidences d’un caractère en apparence si merveilleux, que l’esprit se sentait incapable de les admettre comme pures coïncidences. De pareils sentiments (car les demi-croyances dont je parle n’ont jamais la parfaite énergie de la pensée), de pareils sentiments ne peuvent être que difficilement comprimés; à moins qu’on n’en réfère à la science de la chance, ou, selon l’appellation technique, au calcul des probabilités. Or, ce calcul est, dans son essence, purement mathématique ; et nous avons ainsi l’anomalie de la science la plus rigoureusement exacte appliquée à l’ombre et à la spiritualité de ce qu’il y a de plus impalpable dans le monde de la spéculation.
Les détails extraordinaires que je suis invité à publier forment, comme on le verra, quant à la succession des époques, la première branche d’une série de coïncidences à peine imaginables, dont tous les lecteurs retrouveront la branche secondaire ou finale dans l’assassinat récent de Mary Cecilia Rogers, à New-York.
Lorsque, dans un article intitulé Double Assassinat dans la rue Morgue, je m’appliquai, il y a un an à peu près, à dépeindre quelques traits saillants du caractère spirituel de mon ami le chevalier C. Auguste Dupin, il ne me vint pas à l’idée que j’aurais jamais à reprendre le même sujet. Je n’avais pas d’autre but que la peinture de ce caractère, et ce but se trouvait parfaitement atteint à travers la série bizarre de circonstances faites pour mettre en lumière l’idiosyncrasie de Dupin. J’aurais pu ajouter d’autres exemples, mais je n’aurais rien prouvé de plus. Toutefois, des événements récents, ont, dans leur surprenante évolution, éveillé brusquement dans ma mémoire quelques détails de surcroît, qui garderont ainsi, je présume, quelque air d’une confession arrachée. Après avoir appris tout ce qui ne m’a été raconté que récemment, il serait vraiment étrange que je gardasse le silence sur ce que j’ai entendu et vu il y a déjà longtemps.
Après la conclusion de la tragédie impliquée dans la mort de madame L’Espanaye et de sa fille, le chevalier Dupin congédia l’affaire de son esprit, et retomba dans ses vieilles habitudes de sombre rêverie. Très-porté, en tout temps, vers l’abstraction, son caractère l’y rejeta bien vite ; et, continuant à occuper notre appartement dans le faubourg Saint-Germain, nous abandonnâmes aux vents tout souci de l’avenir, et nous nous assoupîmes tranquillement dans le présent, brodant de nos rêves la trame fastidieuse du monde environnant.
Mais ces rêves ne furent pas sans interruption. On devine facilement que le rôle joué par mon ami dans le drame de la rue Morgue n’avait pas manqué de faire impression sur l’esprit de la police parisienne. Parmi ses agents, le nom de Dupin était devenu un mot familier. Le caractère simple des inductions par lesquelles il avait débrouillé le mystère n’ayant jamais été expliqué au préfet, ni à aucun autre individu, moi excepté, il n’est pas surprenant que l’affaire ait été regardée comme approchant du miracle, ou que les facultés analytiques du chevalier lui aient acquis le crédit merveilleux de l’intuition. Sa franchise l’aurait sans doute poussé à désabuser tout questionneur d’une pareille erreur ; mais son indolence fut cause qu’un sujet dont l’intérêt avait cessé pour lui depuis longtemps ne fut pas agité de nouveau. Il arriva ainsi que Dupin devint le fanal vers lequel se tournèrent les yeux de la police, et, en mainte circonstance, des efforts furent faits auprès de lui par la Préfecture pour s’attacher ses talents. L’un des cas les plus remarquables fut l’assassinat d’une jeune fille nommée Marie Roget.
Cet événement eut lieu deux ans environ après l’horreur de la rue Morgue. Marie, dont le nom de baptême et le nom de famille frapperont sans doute l’attention par leur ressemblance avec ceux d’une jeune et infortunée marchande de cigares, était la fille unique de la veuve Estelle Roget. Le père était mort pendant l’enfance de la fille, et, depuis l’époque de son décès jusqu’à dix-huit mois avant l’assassinat qui fait le sujet de notre récit, la mère et la fille avaient toujours demeuré ensemble dans la rue Pavée-Saint-André , madame Roget y tenant une pension bourgeoise, avec l’aide de Marie. Les choses allèrent ainsi jusqu’à ce que celle-ci eût atteint sa vingt-deuxième année, quand sa grande beauté attira l’attention d’un parfumeur qui occupait l’une des boutiques du rez-de-chaussée du Palais-Royal, et dont la clientèle était surtout faite des hardis aventuriers qui infestent le voisinage. M. Le Blanc se doutait bien des avantages qu’il pourrait tirer de la présence de la belle Marie dans son établissement de parfumerie ; et ses propositions furent acceptées vivement par la jeune fille, bien qu’elles soulevassent chez madame Roget quelque chose de plus que de l’hésitation.
Les espérances du boutiquier se réalisèrent, et les charmes de la brillante grisette donnèrent bientôt la vogue à ses salons. Elle tenait son emploi depuis un an environ, quand ses admirateurs furent jetés dans la désolation par sa disparition soudaine de la boutique. M. Le Blanc fut dans l’impossibilité de rendre compte de son absence, et madame Roget devint folle d’inquiétude et de terreur. Les journaux s’emparèrent immédiatement de la question, et la police était sur le point de faire une investigation sérieuse, quand un beau matin, après l’espace d’une semaine, Marie, en bonne santé, mais avec un air légèrement attristé, reparut, comme d’habitude, à son comptoir de parfumerie. Toute enquête, excepté celle d’un caractère privé, fut immédiatement arrêtée. M. Le Blanc professait une parfaite ignorance, comme précédemment. Marie et madame Roget répondirent à toutes les questions qu’elle avait passé la dernière semaine dans la maison d’un parent, à la campagne. Ainsi l’affaire tomba, et fut généralement oubliée ; car la jeune fille, dans le but ostensible de se soustraire à l’impertinence de la curiosité, fit bientôt un adieu définitif au parfumeur, et alla chercher un abri dans la résidence de sa mère, rue Pavée-Saint-André.
Il y avait à peu près cinq mois qu’elle était rentrée à la maison, lorsque ses amis furent alarmés par une soudaine et nouvelle disparition. Trois jours s’écoulèrent sans qu’on entendît parler d’elle. Le quatrième jour, on découvrit son corps flottant sur la Seine près de la berge qui fait face au quartier de la rue Saint-André, à un endroit peu distant des environs peu fréquentés de la barrière du Roule.
L’atrocité du meurtre (car il fut tout d’abord évident qu’un meurtre avait été commis), la jeunesse et la beauté de la victime, et, par-dessus tout, sa notoriété antérieure, tout conspirait pour produire une intense excitation dans les esprits des sensibles Parisiens. Je ne me souviens pas d’un cas semblable ayant produit un effet aussi vif et aussi général. Pendant quelques semaines, les graves questions politiques du jour furent elles-mêmes noyées dans la discussion de cet unique et absorbant sujet. Le préfet fit des efforts inaccoutumés ; et toutes les forces de la police parisienne furent, jusqu’à leur maximum, mises en réquisition.
Quand le cadavre fut découvert, on était bien loin de supposer que le meurtrier pût échapper, plus d’un temps très-bref, aux recherches qui furent immédiatement ordonnées. Ce ne fut qu’à l’expiration d’une semaine qu’on jugea nécessaire d’offrir une récompense ; et même cette récompense fut limitée alors à la somme de mille francs. Toutefois, l’investigation continuait avec vigueur, sinon avec discernement, et de nombreux individus furent interrogés, mais sans résultat ; cependant, l’absence totale de fil conducteur dans ce mystère ne faisait qu’accroître l’excitation populaire. À la fin du dixième jour, on pensa qu’il était opportun de doubler la somme primitivement proposée ; et peu à peu, la seconde semaine s’étant écoulée sans amener aucune découverte, et les préventions que Paris a toujours nourries contre la police s’étant exhalées en plusieurs émeutes sérieuses, le préfet prit sur lui d’offrir la somme de vingt mille francs « pour la dénonciation de l’assassin », ou, si plusieurs personnes se trouvaient impliquées dans l’affaire, « pour la dénonciation de chacun des assassins[6] ». Dans la proclamation qui annonçait cette récompense, une pleine amnistie était promise à tout complice qui déposerait spontanément contre son complice; et à la déclaration officielle, partout où elle était affichée, s’ajoutait un placard privé, émanant d’un comité de citoyens, qui offrait dix mille francs, en plus de la somme proposée par la préfecture. La récompense entière ne montait pas à moins de trente mille francs ; ce qui peut être regardé comme une somme extraordinaire, si l’on considère l’humble condition de la petite et la fréquence, dans les grandes villes, des atrocités telles que celles en question.
Personne ne doutait maintenant que le mystère de cet assassinat ne fut immédiatement élucidé. Mais, quoique, dans un ou deux cas, des arrestations eussent eu lieu qui semblaient promettre un éclaircissement, on ne put rien découvrir qui incriminât les personnes suspectées, et elles furent aussitôt relâchées. Si bizarre que cela puisse paraître, trois semaines écoulées depuis la découverte du cadavre, trois semaines s'étaient déjà écoulées sans jeter aucune lumière sur la question, et cependant la plus faible rumeur des événements qui agitaient si violemment l’esprit public n’était pas encore arrivée à nos oreilles. Dupin et moi, voués à des recherches qui avaient absorbé toute notre attention depuis près d’un mois, nous n’avions, ni l’un ni l’autre, mis le pied dehors ; nous n’avions reçu aucune visite, et à peine avions-nous jeté un coup d’œil sur les principaux articles politiques d’un des journaux quotidiens. La première nouvelle du meurtre nous fut apportée par G..., en personne. Il vint nous voir le 13 juillet 18.., au commencement de l’après-midi, et resta avec nous assez tard après la nuit tombée. Il était vivement blessé de l’insuccès de ses efforts pour dépister les assassins. Sa réputation, disait-il avec un air essentiellement parisien, était en jeu ; son honneur même, engagé dans la partie. L’œil du public, d’ailleurs, était fixé sur lui, et il n’était pas de sacrifice qu’il ne fût vraiment disposé à faire pour l’éclaircissement de ce mystère. Il termina son discours, passablement drôle, par un compliment relatif à ce qu’il lui plut d’appeler le tact de Dupin, et fit à celui-ci une proposition directe, certainement fort généreuse, dont je n’ai pas le droit de révéler ici la valeur précise, mais qui n’a pas de rapports avec l’objet propre de mon récit.
Mon ami repoussa le compliment du mieux qu’il put, mais il accepta tout de suite la proposition, bien que les avantages en fussent absolument conditionnels. Ce point étant établi, le préfet se répandit tout d’abord en explications de ses propres idées, les entremêlant de longs commentaires sur les dépositions, desquelles nous n’étions pas encore en possession. Il discourait longuement, et même, sans aucun doute, doctement, lorsque je hasardai à l’aventure une observation sur la nuit qui s’avançait et amenait le sommeil. Dupin, fermement assis dans son fauteuil accoutumé, était l’incarnation de l’attention respectueuse. Il avait gardé ses lunettes durant toute l’entrevue; et, en jetant de temps à autre un coup d’œil sous leurs vitres vertes, je m’étais convaincu que, pour silencieux qu’il eût été, son sommeil n’en avait pas été moins profond pendant les sept ou huit dernières lourdes heures qui précédèrent le départ du préfet.
Dans la matinée suivante, je me procurai, à la Préfecture, un rapport complet de toutes les dépositions obtenues jusqu’alors, et, à différents bureaux de journaux, un exemplaire de chacun des numéros dans lesquels, depuis l’origine jusqu’au dernier moment, avait paru un document quelconque, intéressant, relatif à cette triste affaire. Débarrassée de ce qui était positivement marqué de fausseté, cette masse de renseignements se réduisait à ceci :
Marie Roget avait quitté la maison de sa mère, rue Pavée-Saint-André, le dimanche 22 juin 18.., à neuf heures du matin environ. En sortant, elle avait fait part à M. Jacques Saint-Eustache et à lui seul, de son intention de passer la journée chez une tante, à elle, qui demeurait rue des Drômes. La rue des Drômes est un passage court et étroit, mais très-populeux, qui n’est pas loin des bords de la rivière et qui est situé à une distance de deux milles, dans la ligne supposée directe, de la pension bourgeoise de madame Roget. Saint-Eustache était le prétendant avoué de Marie, et logeait dans ladite pension, où il prenait également ses repas. Il devait aller chercher sa fiancée à la brune et la ramener à la maison. Mais, dans l’après-midi, il survint une grosse pluie; et, supposant qu’elle resterait toute la nuit chez sa tante (comme elle avait fait dans des circonstances semblables), il ne jugea pas nécessaire de tenir sa promesse. Comme la nuit s’avançait, on entendit madame Roget (qui était vieille et infirme) exprimer la crainte « de ne plus jamais revoir Marie » ; mais dans le moment on attacha peu d’attention à ce propos.
Le lundi, il fut vérifié que la jeune fille n’était pas allée à la rue des Drômes ; et, quand le jour se fut écoulé sans apporter de ses nouvelles, une recherche tardive fut organisée sur différents points de la ville et des environs. Ce ne fut cependant que le quatrième jour depuis l’époque de sa disparition qu’on apprit enfin quelque chose d’important la concernant. Ce jour-là (mercredi 25 juin), un M. Beauvais, qui avec un ami cherchait les traces de Marie près de la barrière du Roule, sur la rive de la Seine opposée à la rue Pavée-Saint-André, fut informé qu’un corps venait d’être ramené au rivage par quelques pêcheurs, qui l’avaient trouvé flottant sur le fleuve. En voyant le corps, Beauvais, après quelque hésitation, certifia que c’était celui de la jeune parfumeuse. Son ami le reconnut plus promptement.
(...)
Note
Idiosyncrasie : Tempérament personnel.
Brune : Moment de la soirée où la température et la lumière baissent sensiblement à l'approche du crépuscule.
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 24 avril 2017, 20:47
par Liza
Ouuhhaa ! Demain, comme on dit, il fera jour... pour une majorité. Si j'ai un peu de temps je lirai.
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 26 avril 2017, 18:17
par Montparnasse
N°2
Le visage était arrosé de sang noir, qui jaillissait en partie de la bouche. Il n’y avait pas d’écume, comme on en voit dans le cas des personnes simplement noyées. Pas de décoloration dans le tissu cellulaire. Autour de la gorge se montraient des meurtrissures et des impressions de doigts. Les bras étaient repliés sur la poitrine et roidis. La main droite crispée, la gauche à moitié ouverte. Le poignet gauche était marqué de deux excoriations circulaires, provenant apparemment de cordes ou d’une corde ayant fait plus d’un tour. Une partie du poignet droit était aussi très-éraillée, ainsi que le dos dans toute son étendue, mais particulièrement aux omoplates. Pour amener le corps sur le rivage, les pêcheurs l’avaient attaché à une corde; mais ce n’était pas là ce qui avait produit les excoriations en question. La chair du cou était très-enflée. Il n’y avait pas de coupures apparentes ni de meurtrissures semblant le résultat de coups. On découvrit un morceau de lacet si étroitement serré autour du cou qu’on ne pouvait d’abord l’apercevoir ; il était complètement enfoui dans la chair, et assujetti par un nœud caché juste sous l’oreille gauche. Cela seul aurait suffi pour produire la mort. Le rapport des médecins garantissait fermement le caractère vertueux de la défunte. Elle avait été vaincue, disaient-ils, par la force brutale. Le cadavre de Marie, quand il fut trouvé, était dans une condition telle, qu’il ne pouvait y avoir, de la part de ses amis, aucune difficulté à le reconnaître.
La toilette était déchirée et d’ailleurs en grand désordre. Dans le vêtement extérieur, une bande, large d’environ un pied, avait été déchirée de bas en haut, depuis l’ourlet jusqu’à la taille, mais non pas arrachée. Elle était roulée trois fois autour de la taille et assujettie dans le dos par une sorte de nœud très-solidement fait. Le vêtement, immédiatement au-dessous de la robe, était de mousseline fine; et on en avait arraché une bande large de dix-huit pouces, arraché complètement, mais très-régulièrement et avec une grande netteté. On trouva cette bande autour du cou, adapté d’une manière lâche et assujettie avec un nœud serré. Par-dessus cette bande de mousseline et le morceau de lacet, étaient attachées les brides d’un chapeau, avec le chapeau pendant. Le nœud qui liait les brides n’était pas un nœud comme le font les femmes, mais un nœud coulant, à la manière des matelots.
Le corps, après qu’il fut reconnu, ne fut pas, comme c’est l’usage, transporté à la Morgue (cette formalité étant maintenant superflue), mais enterré à la hâte non loin de l’endroit du rivage où il avait été recueilli. Grâce aux efforts de Beauvais, l’affaire fut soigneusement assoupie, autant du moins qu’il fut possible ; et quelques jours s’écoulèrent avant qu’il en résultât aucune émotion publique. À la fin, cependant, un journal hebdomadaire ramassa la question ; le cadavre fut exhumé, et une enquête nouvelle ordonnée ; mais il n’en résulta rien de plus que ce qui avait déjà été observé. Toutefois, les vêtements furent alors présentés à la mère et aux amis de la défunte, qui les reconnurent parfaitement pour ceux portés par la jeune fille quand elle avait quitté la maison.
Cependant, l’excitation publique croissait d’heure en heure. Plusieurs individus furent arrêtés et relâchés. Saint-Eustache en particulier parut suspect, et il ne sut pas d’abord donner un compte rendu intelligible de l’emploi qu’il avait fait du dimanche, dans la matinée duquel Marie avait quitté la maison. Plus tard cependant, il présenta à M. G..... des affidavit qui expliquaient d’une manière satisfaisante l’usage qu’il avait fait de chaque heure de la journée en question. Comme le temps s’écoulait sans amener aucune découverte, mille rumeurs contradictoires furent mises en circulation, et les journalistes purent lâcher la bride à leurs inspirations. Parmi toutes ces hypothèses, une attira particulièrement l’attention ; ce fut celle qui admettait que Marie Roget était encore vivante, et que le cadavre découvert dans la Seine était celui de quelque autre infortunée. Il me paraît utile de soumettre au lecteur quelques-uns des passages relatifs à cette insinuation. Ces passages sont tirés textuellement de l’Étoile journal dirigé généralement avec une grande habileté.
« Mademoiselle Roget est sortie de la maison de sa mère dimanche matin, 22 juin 18.., avec l’intention exprimée d’aller voir sa tante, ou quelque autre parent, rue des Drômes. Depuis cette heure-là, on ne trouve personne qui l’ait vue. On n’a d’elle aucune trace, aucunes nouvelles . . . . . . . . .
Aucune personne quelconque ne s’est présentée, déclarant l’avoir vue ce jour-là, après qu’elle eut quitté le seuil de la maison de sa mère . . . . . . . .
Or, quoique nous n’ayons aucune preuve indiquant que Marie Roget était encore de ce monde, dimanche 22 juin, après neuf heures, nous avons la preuve que jusqu’à cette heure elle était vivante. Mercredi, à midi, un corps de femme a été découvert flottant sur la rive de la barrière du Roule. Même en supposant que Marie Roget ait été jetée dans la rivière trois heures après qu’elle est sortie de la maison de sa mère, cela ne ferait que trois jours écoulés depuis l’instant de son départ, — trois jours tout juste. Mais il est absurde d’imaginer que le meurtre, si toutefois elle a été victime d’un meurtre, ait pu être consommé assez rapidement pour permettre aux meurtriers de jeter le corps à la rivière avant le milieu de la nuit. Ceux qui se rendent coupables de si horribles crimes préfèrent les ténèbres à la lumière . . . . . . . . . . .
Ainsi nous voyons que, si le corps trouvé dans la rivière était celui de Marie Roget, il n’aurait pas pu rester dans l’eau plus de deux jours et demi, ou trois au maximum. L’expérience prouve que les corps noyés, ou jetés à l’eau immédiatement après une mort violente, ont besoin d’un temps comme de six à dix jours pour qu’une décomposition suffisante les ramène à la surface des eaux. Un cadavre sur lequel on tire le canon, et qui s’élève avant que l’immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne manque pas de replonger, si on l’abandonne à lui-même. Maintenant, nous le demandons, qu’est-ce qui a pu, dans le cas présent, déranger le cours ordinaire de la nature ? . . . .
Si le corps, dans son état endommagé, avait été gardé sur le rivage jusqu’à mardi soir, on trouverait sur ce rivage quelque trace des meurtriers. Il est aussi fort douteux que le corps ait pu revenir sitôt à la surface, même en admettant qu’il ait été jeté à l’eau deux jours après la mort. Et enfin, il est excessivement improbable que les malfaiteurs qui ont commis un meurtre tel que celui qui est supposé, aient jeté le corps à l’eau sans un poids pour l’entraîner, quand il était si facile de prendre cette précaution. »
L’éditeur du journal s’applique ensuite à démontrer que le corps doit être resté dans l’eau non pas simplement trois jours, mais au moins cinq fois trois jours, parce qu’il était si décomposé, que Beauvais a eu beaucoup de peine à le reconnaître. Ce dernier point, toutefois, était complètement faux. Je continue la citation :
« Quels sont donc les faits sur lesquels M. Beauvais s’appuie pour dire qu’il ne doute pas que le corps soit celui de Marie Roget? Il a déchiré la manche de la robe et a trouvé, dit-il, des marques qui lui ont prouvé l’identité. Le public a supposé généralement que ces marques devaient consister en une espèce de cicatrice. Il a passé sa main sur le bras, et y a trouvé du poil, — quelque chose, ce nous semble, d’aussi peu particulier qu’on puisse se le figurer, d’aussi peu concluant que de trouver un bras dans une manche. M. Beauvais n’est pas rentré à la maison cette nuit-là, mais il a envoyé un mot à madame Roget, à sept heures, mercredi soir, pour lui dire que l’enquête, relative à sa fille, marchait toujours. Même en admettant que madame Roget, à cause de son âge et de sa douleur, fût incapable de se rendre sur les lieux (ce qui, en vérité, est accorder beaucoup), à coup sûr, il se serait trouvé quelqu’un qui aurait jugé que cela valait bien la peine d’y aller et de suivre l’investigation, si toutefois ils avaient pensé que c’était bien le corps de Marie. Personne n’est venu. On n’a rien dit ni rien entendu dire de la chose, dans la rue Pavée-Saint-André, qui soit parvenu même aux locataires de ladite maison. M. Saint-Eustache, l’amoureux et le futur de Marie, qui avait pris pension chez sa mère, dépose qu’il n’a entendu parler de la découverte du corps de sa promise que le matin suivant, quand M. Beauvais lui-même est entré dans sa chambre et lui en a parlé. Qu’une nouvelle aussi capitale que celle-là ait été reçue si tranquillement, il y a de quoi nous étonner. »
Le journal s’efforce ainsi de suggérer l’idée d’une certaine apathie dans les parents et les amis de Marie, laquelle apathie serait absurde si l’on suppose qu’ils crussent que le corps trouvé était vraiment le sien. L’Étoile cherche, en somme, à insinuer que Marie, avec la connivence de ses amis, s’est absentée de la ville pour des raisons qui compromettent sa vertu; et que ces mêmes amis, ayant découvert sur la Seine un corps ressemblant un peu à celui de la jeune fille, ont profité de l’occasion pour répandre dans le public la nouvelle de sa mort. Mais l’Étoile y a mis beaucoup trop de précipitation. Il a été clairement prouvé qu’aucune apathie de ce genre n’a existé; que la vieille dame était excessivement faible, et si agitée, qu’il lui eût été impossible de s’occuper de quoi que ce soit; que Saint-Eustache, bien loin de recevoir la nouvelle froidement, était devenu fou de douleur et avait donné de tels signes de frénésie, que M. Beauvais avait cru devoir charger un de ses amis et parents de le surveiller et de l’empêcher d’assister à l’examen qui devait suivre l’exhumation. En outre, bien que l’Étoile affirme que le corps a été réenterré aux frais de l’État, — qu’une offre avantageuse de sépulture particulière a été absolument repoussée par la famille — et qu’aucun membre de la famille n’assistait à la cérémonie, — bien que l’Étoile, dis-je, affirme tout cela pour corroborer l’impression qu’elle cherche à produire, — tout cela a été victorieusement réfuté. Dans un des numéros suivants du même journal, on fit un effort pour jeter des soupçons sur Beauvais lui-même. L’éditeur dit :
« Un changement vient de s’opérer dans la question. On nous raconte que, dans une certaine occasion, pendant qu’une dame B. était chez madame Roget, M. Beauvais, qui sortait, lui dit qu’un gendarme allait venir, et qu’elle, madame B., eût soin de ne rien dire au gendarme jusqu’à ce qu’il fût de retour et qu’elle lui laissât, à lui, tout le soin de l’affaire . . . . .
Dans la situation présente, il semble que M. Beauvais porte tout le secret de la question, enfermé dans sa tête. Il est impossible d’avancer d’un pas sans M. Beauvais ; de quelque côté que vous tourniez, vous vous heurtez à lui . . . . . . . . . .
Pour une raison quelconque, il a décidé que personne, excepté lui, ne pourrait se mêler de l’enquête, et il a jeté les parents à l’écart d’une manière fort incongrue, s’il faut en croire leurs récriminations. Il a paru très-préoccupé de l’idée d’empêcher les parents de voir le cadavre. »
Le fait qui suit sembla donner quelque couleur de vraisemblance aux soupçons portés ainsi sur Beauvais. Quelqu’un qui était venu lui rendre visite à son bureau, quelques jours avant la disparition de la jeune fille et pendant l’absence dudit Beauvais, avait observé une rose plantée dans le trou de la serrure, et le mot Marie écrit sur une ardoise fixée à la portée de la main.
(...)
Note
Excoriation : Écorchure de la peau.
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 26 avril 2017, 20:38
par Liza
Tu m'as encore fait chercher dans mon dico :
Affidavit
Droit fiscal : Attestation permettant de ne pas payer un impôt dans un autre pays pour un achat déjà imposé dans le pays d'origine de l'achat.
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 26 avril 2017, 22:39
par Montparnasse
J'ai cherché sans trouver, j'avoue... Mais je ne comprends pas le terme dans son contexte ici.
Je crois que j'ai choisi une nouvelle trop longue. De plus, je la trouve assez embrouillée. Ce n'est pas le meilleur d'Edgar Poe. Je vous donnerai le lien pour la suite s'il y a des amateurs...
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 27 avril 2017, 17:02
par Montparnasse
Pour les curieux qui veulent poursuivre leur lecture, je donne ce lien. Ils trouveront la suite du texte au niveau du repère 460 situé dans la marge.
Le Mystère de Marie Roget
Cette nouvelle s'inspire d'un fait divers, l'assassinat de Mary Cecilia Rogers, survenu non loin de New York, quelques temps avant la rédaction du texte qui date de novembre 1842.
Re: Edgar Allan Poe (1809-1849)
Publié : 27 avril 2017, 17:34
par Montparnasse
Je ne peux résister à l'envie de vous faire partager le début des « Notes nouvelles sur Edgar Poe » de C. Baudelaire, qui préfaçaient l'édition des « Nouvelles Histoires extraordinaires ». Il y résume parfaitement sa conception de l'esthétique dans le style profond et puissant qui n'appartient qu'à lui.
« Littérature de décadence ! — Paroles vides de sens que nous entendons souvent tomber, avec la sonorité d’un bâillement emphatique, de la bouche de ces sphinx sans énigme qui veillent devant les portes saintes de l’Esthétique classique. À chaque fois que l’irréfutable oracle retentit, on peut affirmer qu’il s’agit d’un ouvrage plus amusant que l’Iliade. Il est évidemment question d’un poème ou d’un roman dont toutes les parties sont habilement disposées pour la surprise, dont le style est magnifiquement orné, où toutes les ressources du langage et de la prosodie sont utilisées par une main impeccable. Lorsque j’entends ronfler l’anathème, — qui, pour le dire en passant, tombe généralement sur quelque poète préféré, — je suis toujours saisi de l’envie de répondre : « Me prenez-vous pour un barbare comme vous, et me croyez-vous capable de me divertir aussi tristement que vous faites ? » Des comparaisons grotesques s’agitent alors dans mon cerveau ; il me semble que deux femmes me sont présentées : l’une, matrone rustique, répugnante de santé et de vertu, sans allure et sans regard, bref, ne devant rien qu’à la simple nature ; l’autre, une de ces beautés qui dominent et oppriment le souvenir, unissant à son charme profond et originel l’éloquence de la toilette, maîtresse de sa démarche, consciente et reine d’elle-même, — une voix parlant comme un instrument bien accordé, et des regards chargés de pensée et n’en laissant couler que ce qu’ils veulent. Mon choix ne saurait être douteux, et cependant il y a des sphinx pédagogiques qui me reprocheraient de manquer à l’honneur classique. — Mais, pour laisser de côté les paraboles, je crois qu’il m’est permis de demander à ces hommes sages s’ils comprennent bien toute la vanité, toute l’inutilité de leur sagesse. Le mot littérature de décadence implique qu’il y a une échelle de littératures, une vagissante, une puérile, une adolescente, etc. Ce terme, veux-je dire, suppose quelque chose de fatal et de providentiel, comme un décret inéluctable ; et il est tout à fait injuste de nous reprocher d’accomplir la loi mystérieuse. Tout ce que je puis comprendre dans la parole académique, c’est qu’il est honteux d’obéir à cette loi avec plaisir, et que nous sommes coupables de nous réjouir dans notre destinée. — Ce soleil qui, il y a quelques heures, écrasait toutes choses de sa lumière droite et blanche, va bientôt inonder l’horizon occidental de couleurs variées. Dans les jeux de ce soleil agonisant, certains esprits poétiques trouveront des délices nouvelles ; ils y découvriront des colonnades éblouissantes, des cascades de métal fondu, des paradis de feu, une splendeur triste, la volupté du regret, toutes les magies du rêve, tous les souvenirs de l’opium. Et le coucher du soleil leur apparaîtra en effet comme la merveilleuse allégorie d’une âme chargée de vie, qui descend derrière l’horizon avec une magnifique provision de pensées et de rêves. »
(C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, 1857)