Une photo
Publié : 21 mars 2016, 17:31
Une photo
Une photo, qu’est-ce une photo ? Un rectangle de papier assez épais avec une couche de polyéthylène et un couchage à base de résine pour un aspect et un toucher paraissant plastifié. C’est la description du dictionnaire pour cet objet chimique sale et polluant, sur lequel est imprimé, à travers la chambre noire de l’appareil, la multitude de pixels figée par le capteur. Une définition largement erronée pour décrire, en instantané, le temps emprisonné.
Il y a celle que l’on garde précieusement, comme un coin de paradis. Parfois prise dans la lumière, parfois dans un endroit sombre, avant l’étouffement de notre jeunesse, avant que nos regrets ne naissent, que les ans ne nous caressent. Inutile de tourner le dos à ses interrogations, la photo est là, témoin infaillible de tout, comme une tache d’encre multicolore, nous mettant face à nous-mêmes.
Elle montre, sans embarras, la douceur de notre enfance que l’on brûle avec insouciance. Montre la fleur sauvage d’un amour, cadence le choc des saisons, des années, exhibe nos corps affaiblis et nos traits grossis par l’âge. Elle rejoue nos rêves et souligne nos joies. Elle fait renaître les souvenirs, là où stagnait l’oubli. Elle écrit en couleur sur les murs une figurative expression colorée de la course inexorable du temps.
Seuls s’y affichent les bons moments, ceux qui montrent combien d’exister, nous avons eu raison. Très sélective, elle désigne les gagnants, pas les perdants ou seulement ceux qui perdent avec panache. Pour ceux qui ont traversé la vie à genoux bien plus que debout, elle dessine les pâles et rares images de faux petits sourires. Elle esquisse les émotions passagères qu’ils ont vécues, avec la tête ou le cœur, en témoin brillant et serein. Si, pour éviter les maux et les chaînes, elle montrait nos chagrins, nos désillusions et nos querelles, le bon chemin nous indiquerait-elle ?
Heureusement, même si parfois elle ne sert qu’à dissimuler un trou dans la tapisserie, une photo, c’est aussi autre chose, un rectangle de papier, sans doute, mais il restitue un bel instant, souvent heureux. Ou l’image aplatie d’un paysage qui, sur l’instant a séduit. Selon la lumière qui l’éclaire, elle ne représente qu’une fraction, un soixantième ou un cent vingt-cinquième de seconde, elle n’a pas d’avant ni d’après. Blottie dans un album de famille, on la regarde régulièrement avec la nostalgie du moment qu’elle fait revivre. Elle nous remémore une situation et habille nos visages de sourires amusés sur le temps passé.
On en trouve cachée juste sur le cœur, dans la poche de poitrine, celle-là, on la contemple avec passion, parfois on l’embrasse avec tendresse. Une autre, sous un transparent, dans un portefeuille, affiche une famille entière en un jour de fête, un Noël peut-être. Ici, déjà, plus personne ne pense à la résine qui retient l’encre des couleurs, seuls sont visibles, à nos yeux curieux et occupent nos pensées, les sourires et les situations qu’elle montre.
Celle que l’on rejette avec le dépit de l’avoir ratée. L’oubliée : Au fond d’une boîte, elle gît, implorant que des mains compatissantes la caresse et un visage sur elle se penche. Celle-ci, c’est l’orpheline, le doublon. Celle mal cadrée ou un peu floue qui n’a pas gagné sa place dans l’album, mais que jeter, l’on n’ose. Parfois on la sort, une fois tous les cinq ou six ans, lors d’un événement particulier ou d’une recherche pour étayer des souvenirs ou raviver ses idées. On ouvre la boîte et on fouille, de plus en plus profondément et, même ayant trouvé celle que l’on voulait, emportés par l’élan du souvenir, rares sont ceux qui n’atteignent pas le fond du carton.
L’affreuse ! Le plus souvent elle orne un permis de conduire obtenu, il y a bien longtemps. Ou une carte d’identité, plus récente, certes, mais encore plus moche. Ce qui autorise à penser que la police a une propension à aimer l’art abstrait pour vérifier l’identité d’un individu sur de tels clichés.
La nostalgique : celle, plus ancienne, que l’on regarde avec une certaine jalousie, elle nous donne la mesure du temps passé. On sourit en voyant la mode du moment. On se demande comment on osait porter un tel accoutrement. Une jupe plissée longue et mal coupée, un pantalon au bas si large que les chaussures, il fait oublier. Une coiffure qui faisait fureur en un temps si proche, aujourd’hui complètement surannée.
La belle : celle qui trône dans un beau cadre largement mérité. Garçon ou fille, bien habillé, sortant de l’église après leur première communion. Et, sans doute, la dernière ! Une dizaine d’années après, posée à côté sur la commode, la plus grande de toutes, la femme en robe blanche, l’homme vêtu de sombre. Ils échangent un regard plein des promesses qu’ils affichent gaillardement, sachant déjà les engagements qu’ils ne tiendront pas et toutes les misères qu’ils vont s’imposer l’un à l’autre au cours de leur vie assemblée.
La précieuse : on la cache dans son journal intime, on la glisse dans son cartable, son portefeuille ou son sac, on la regarde en douce. Le soir, on la cale contre son réveil. On ne la met plus sous l’oreiller pour ne pas l’abîmer. Portrait d’une fille, d’une femme, d’un garçon ou d’un homme ! Qu’importe, l’émerveillement est le même, la tête en feu, le cœur enivré de ce regard qui ne connaît pas de prix, mi-soupir mi-sourire, reflet de la sentimentalité de la vie.
Et celle que parfois, fièrement on exhibe, par défi, pour exister, devant ses amis, pour démontrer combien nous étions une belle personne avant la taillade et l’éraillement des ans. Quel avenir était-il permis d’imaginer pour ce personnage avant l’avilissement des ans ?
Celle du gentil couple marié : sera-t-elle déchirée pour en retirer l’intrus, celui qui a rompu ? Cruel, l’autre a planté ses crocs dans la photo y faisant de grands accrocs. Libérer la place près de soi n’effacera pas l’intime déchirure, loin de là. Seule solution : la jeter pour ne plus la regarder ! Mais qui est prêt à le faire ? Se séparer de ce que l’on croit être sa raison d’être, l’image de sa douleur sur papier glacé ! On ne jette pas un bonheur, même conjugué au passé.
Les peines d’amour sont-elles mortelles ? Non heureusement, sinon il n’y aurait pas assez de lois, de tribunaux et d’échafauds pour condamner les assassins ! clame la pauvre photo. Les peines sont brèves, affirment le plus grand nombre, quand un amour se meurt, bien tôt, un autre voit le jour. Elle n’est que le reflet d’une réalité ayant existé, d’aucune responsabilité, on ne peut l’accabler sur la pérennité de cette vérité figée. Le passé, elle le fait vivre, point la destinée.
Une autre vue sera figée par le même appareil, seul l’un des personnages aura changé, imprimée sur le papier provenant de la même boite, elle prendra la place contre le réveil. Jusqu’au jour où… la larme à l’œil, après l’avoir déchirée, on en ramassera les petits bouts, sans se résigner à les jeter une bonne fois pour toutes. Parfois avec du temps, on arrivera à recoller les minuscules morceaux, le résultat sera mitigé et souvent à durée limitée.
Pour l’image, un moment désolée d’être ainsi maltraitée, tout s’arrange, désormais, l’hiver est passé, elle est prête à recommencer, à revivre pleine d’espoir, puisqu’elle vient tout juste d’être réimprimée… et sur un cœur déposée, le temps d’un nouvel été.
Loustic
Une photo, qu’est-ce une photo ? Un rectangle de papier assez épais avec une couche de polyéthylène et un couchage à base de résine pour un aspect et un toucher paraissant plastifié. C’est la description du dictionnaire pour cet objet chimique sale et polluant, sur lequel est imprimé, à travers la chambre noire de l’appareil, la multitude de pixels figée par le capteur. Une définition largement erronée pour décrire, en instantané, le temps emprisonné.
Il y a celle que l’on garde précieusement, comme un coin de paradis. Parfois prise dans la lumière, parfois dans un endroit sombre, avant l’étouffement de notre jeunesse, avant que nos regrets ne naissent, que les ans ne nous caressent. Inutile de tourner le dos à ses interrogations, la photo est là, témoin infaillible de tout, comme une tache d’encre multicolore, nous mettant face à nous-mêmes.
Elle montre, sans embarras, la douceur de notre enfance que l’on brûle avec insouciance. Montre la fleur sauvage d’un amour, cadence le choc des saisons, des années, exhibe nos corps affaiblis et nos traits grossis par l’âge. Elle rejoue nos rêves et souligne nos joies. Elle fait renaître les souvenirs, là où stagnait l’oubli. Elle écrit en couleur sur les murs une figurative expression colorée de la course inexorable du temps.
Seuls s’y affichent les bons moments, ceux qui montrent combien d’exister, nous avons eu raison. Très sélective, elle désigne les gagnants, pas les perdants ou seulement ceux qui perdent avec panache. Pour ceux qui ont traversé la vie à genoux bien plus que debout, elle dessine les pâles et rares images de faux petits sourires. Elle esquisse les émotions passagères qu’ils ont vécues, avec la tête ou le cœur, en témoin brillant et serein. Si, pour éviter les maux et les chaînes, elle montrait nos chagrins, nos désillusions et nos querelles, le bon chemin nous indiquerait-elle ?
Heureusement, même si parfois elle ne sert qu’à dissimuler un trou dans la tapisserie, une photo, c’est aussi autre chose, un rectangle de papier, sans doute, mais il restitue un bel instant, souvent heureux. Ou l’image aplatie d’un paysage qui, sur l’instant a séduit. Selon la lumière qui l’éclaire, elle ne représente qu’une fraction, un soixantième ou un cent vingt-cinquième de seconde, elle n’a pas d’avant ni d’après. Blottie dans un album de famille, on la regarde régulièrement avec la nostalgie du moment qu’elle fait revivre. Elle nous remémore une situation et habille nos visages de sourires amusés sur le temps passé.
On en trouve cachée juste sur le cœur, dans la poche de poitrine, celle-là, on la contemple avec passion, parfois on l’embrasse avec tendresse. Une autre, sous un transparent, dans un portefeuille, affiche une famille entière en un jour de fête, un Noël peut-être. Ici, déjà, plus personne ne pense à la résine qui retient l’encre des couleurs, seuls sont visibles, à nos yeux curieux et occupent nos pensées, les sourires et les situations qu’elle montre.
Celle que l’on rejette avec le dépit de l’avoir ratée. L’oubliée : Au fond d’une boîte, elle gît, implorant que des mains compatissantes la caresse et un visage sur elle se penche. Celle-ci, c’est l’orpheline, le doublon. Celle mal cadrée ou un peu floue qui n’a pas gagné sa place dans l’album, mais que jeter, l’on n’ose. Parfois on la sort, une fois tous les cinq ou six ans, lors d’un événement particulier ou d’une recherche pour étayer des souvenirs ou raviver ses idées. On ouvre la boîte et on fouille, de plus en plus profondément et, même ayant trouvé celle que l’on voulait, emportés par l’élan du souvenir, rares sont ceux qui n’atteignent pas le fond du carton.
L’affreuse ! Le plus souvent elle orne un permis de conduire obtenu, il y a bien longtemps. Ou une carte d’identité, plus récente, certes, mais encore plus moche. Ce qui autorise à penser que la police a une propension à aimer l’art abstrait pour vérifier l’identité d’un individu sur de tels clichés.
La nostalgique : celle, plus ancienne, que l’on regarde avec une certaine jalousie, elle nous donne la mesure du temps passé. On sourit en voyant la mode du moment. On se demande comment on osait porter un tel accoutrement. Une jupe plissée longue et mal coupée, un pantalon au bas si large que les chaussures, il fait oublier. Une coiffure qui faisait fureur en un temps si proche, aujourd’hui complètement surannée.
La belle : celle qui trône dans un beau cadre largement mérité. Garçon ou fille, bien habillé, sortant de l’église après leur première communion. Et, sans doute, la dernière ! Une dizaine d’années après, posée à côté sur la commode, la plus grande de toutes, la femme en robe blanche, l’homme vêtu de sombre. Ils échangent un regard plein des promesses qu’ils affichent gaillardement, sachant déjà les engagements qu’ils ne tiendront pas et toutes les misères qu’ils vont s’imposer l’un à l’autre au cours de leur vie assemblée.
La précieuse : on la cache dans son journal intime, on la glisse dans son cartable, son portefeuille ou son sac, on la regarde en douce. Le soir, on la cale contre son réveil. On ne la met plus sous l’oreiller pour ne pas l’abîmer. Portrait d’une fille, d’une femme, d’un garçon ou d’un homme ! Qu’importe, l’émerveillement est le même, la tête en feu, le cœur enivré de ce regard qui ne connaît pas de prix, mi-soupir mi-sourire, reflet de la sentimentalité de la vie.
Et celle que parfois, fièrement on exhibe, par défi, pour exister, devant ses amis, pour démontrer combien nous étions une belle personne avant la taillade et l’éraillement des ans. Quel avenir était-il permis d’imaginer pour ce personnage avant l’avilissement des ans ?
Celle du gentil couple marié : sera-t-elle déchirée pour en retirer l’intrus, celui qui a rompu ? Cruel, l’autre a planté ses crocs dans la photo y faisant de grands accrocs. Libérer la place près de soi n’effacera pas l’intime déchirure, loin de là. Seule solution : la jeter pour ne plus la regarder ! Mais qui est prêt à le faire ? Se séparer de ce que l’on croit être sa raison d’être, l’image de sa douleur sur papier glacé ! On ne jette pas un bonheur, même conjugué au passé.
Les peines d’amour sont-elles mortelles ? Non heureusement, sinon il n’y aurait pas assez de lois, de tribunaux et d’échafauds pour condamner les assassins ! clame la pauvre photo. Les peines sont brèves, affirment le plus grand nombre, quand un amour se meurt, bien tôt, un autre voit le jour. Elle n’est que le reflet d’une réalité ayant existé, d’aucune responsabilité, on ne peut l’accabler sur la pérennité de cette vérité figée. Le passé, elle le fait vivre, point la destinée.
Une autre vue sera figée par le même appareil, seul l’un des personnages aura changé, imprimée sur le papier provenant de la même boite, elle prendra la place contre le réveil. Jusqu’au jour où… la larme à l’œil, après l’avoir déchirée, on en ramassera les petits bouts, sans se résigner à les jeter une bonne fois pour toutes. Parfois avec du temps, on arrivera à recoller les minuscules morceaux, le résultat sera mitigé et souvent à durée limitée.
Pour l’image, un moment désolée d’être ainsi maltraitée, tout s’arrange, désormais, l’hiver est passé, elle est prête à recommencer, à revivre pleine d’espoir, puisqu’elle vient tout juste d’être réimprimée… et sur un cœur déposée, le temps d’un nouvel été.
Loustic