La Pizzeria
Publié : 25 mars 2016, 17:57
La Pizzeria
Lors d’une de ces conférences n’apportant que de piètres résultats aux situations évoquées, par facilité, nous avons dîné dans une pizzeria. Nous étions sept, trop pour une tablée. Personne n’étant callipyge, nous pouvions nous serrer un peu. Étant la Candide des intervenants, l’animation du repas promettant d’être composée de discussions dont je serais exclue et ignorante, j’ai accepté, avec joie, la proposition de la serveuse de m’installer, seule, à une table proche. Une table ? Disons un mange debout, bas l’on peut manger assis. Étroit, juste la place de poser un couvert, qui plus est circulaire, ce qui ne favorise pas ma reconnaissance de l’espace.
Largement éparpillée sur une grande table près de moi, une famille avec trois enfants, entre huit et treize ans si je me fie à leur conversation décousue et argotique. D’après leurs commentaires, ils achevaient d’avaler le dessert. J’étais entrée la canne à la main, mon état a provoqué quelques sous-entendus désagréables. Devant une aveugle, on ne se sent pas surveillé, ou jugé, on oublie vite sa présence, mais la cécité n’implique pas la surdité.
La pizzeria, c’est la mangeoire des jeunes, ce qui permet de mesurer le désastre. En dehors des mots injurieux, le vocabulaire est niveau CP. L’un qui traite sa sœur de con.., l’aîné qui lance à sa mère tu ne vas pas encore me faire chi.. avec ce truc, et la plus jeune d’ajouter c’est la faute de cet enc… de prof. Et cela pendant que je passais ma commande à la serveuse, une jeune fille très polie. En parlant fort, je l’ai remerciée de s’occuper de moi avec patience et j’ai précisé combien sa voix reflétait politesse, gentillesse et indulgence. J’ai senti le froid polaire tomber sur la table d’à côté, le silence s’est installé brutalement, comme une radio criarde que l’on coupe. Peu après, ils sont partis sans un merci et sans un au revoir !
Table aussitôt reprise par d’autres personnes. La canne rangée dans mon sac, j’ai joué la carte du secret. Grande tablée bruyante, enfants plus âgés (entre quinze et vingt ans), deux familles amies semble-t-il. Langage plus propre, mais sans vocabulaire, presque un dialecte répétitif. Aucune attention à la serveuse toujours aimable et souriante, une jeune personne, dans les dix-huit ans, qui travaille pendant ses heures libres, ne mérite-t-elle pas un minimum de respect ? Ni bonjour, ni merci, comme si elle n’était qu’un robot à leur service. J’aurai volontiers étrillé les oreilles à ces sans-gêne critiquant ma façon chichiteuse et chipoteuse de manger. Je coupe de petits morceaux, je les roule et les pique avec la fourchette afin d’éviter les coulures et les taches. J’ai fini par poser ma canne sur la table et chausser mes lunettes noires, ce qui n’a provoqué que des rires à peine gênés. Mais aucune excuse ni un au revoir en partant.
La troisième tablée : deux couples d’une soixantaine d’années apparemment, compte tenu de leur conversation sur les moyens d’occuper leur prochaine retraite. Hésitant sur le choix, en me souhaitant un bon appétit, l’un d’eux m’a très poliment demandé mon avis sur la Napolitaine que je mangeais avec précaution. Ensuite, la serveuse m’a mis un saladier de pêche Melba dans les mains, énorme et a rempli à demi mon verre de Coca ! Les voisins sont partis sans se rendre compte de rien à mon sujet, toutefois ils ont dit au revoir !
Les conférenciers ne s’étant pas vus depuis longtemps, n’étaient pas pressés de se séparer. Un sujet épuisé, ils s’accrochait à un autre pour prolonger la rencontre. Comme s’ils s’agrippaient aux calicots annonçant l’événement qui pendouillent au vent, au-dessus des débris, quand la fête est finie.
Lorsque le patron l’a libérée, la serveuse s’est assise à côté de moi, apparemment épuisée. Elle commence à midi, il était presque une heure du matin.
— Je connais de vue le monsieur aux cheveux blancs à droite, savez-vous qui c’est ? a-t-elle questionné curieuse.
— Non, je ne le connais pas, c’est un conférencier.
Nous avons parlé quelques minutes et elle s’est sauvée en me souhaitant une bonne nuit (sans mauvais esprit), un grand sourire aux lèvres en me faisant un petit coucou avec la main.
À dix-sept, je suis vieux jeu, voilà, c’est dit, vous l'aviez remarqué ! Face à cette jeunesse détachée, désagréable et bohème, j’ai l’impression d’être leur grand-mère. Un peu de sympathie, de gentillesse et de compassion ne coûte rien et cela fait du bien quand on travaille au service des gens. Dans notre bourg de six cents habitants, nous nous connaissons tous, c’est chaleureux. Dans le quotidien, je fréquente les mêmes personnes, ma vie courante est sous cloche. En ville (enfin seulement vingt-trois mille habitants), règne une grossièreté, un dédain et une intolérance que je ne soupçonnais pas. Finalement, je vis dans un monde protégé, sans le savoir ! Quelle sera ma situation lorsque, lâchée dans la jungle humaine, je devrais affronter cet univers réel et insipide ?
Dans la pizzeria, on ne voit que des égoïstes et leurs œillères, imperméables, étriquent leur vision du monde extérieur. Car en effet, de moi ou d'eux, qui voit le mieux ?
Liza
Lors d’une de ces conférences n’apportant que de piètres résultats aux situations évoquées, par facilité, nous avons dîné dans une pizzeria. Nous étions sept, trop pour une tablée. Personne n’étant callipyge, nous pouvions nous serrer un peu. Étant la Candide des intervenants, l’animation du repas promettant d’être composée de discussions dont je serais exclue et ignorante, j’ai accepté, avec joie, la proposition de la serveuse de m’installer, seule, à une table proche. Une table ? Disons un mange debout, bas l’on peut manger assis. Étroit, juste la place de poser un couvert, qui plus est circulaire, ce qui ne favorise pas ma reconnaissance de l’espace.
Largement éparpillée sur une grande table près de moi, une famille avec trois enfants, entre huit et treize ans si je me fie à leur conversation décousue et argotique. D’après leurs commentaires, ils achevaient d’avaler le dessert. J’étais entrée la canne à la main, mon état a provoqué quelques sous-entendus désagréables. Devant une aveugle, on ne se sent pas surveillé, ou jugé, on oublie vite sa présence, mais la cécité n’implique pas la surdité.
La pizzeria, c’est la mangeoire des jeunes, ce qui permet de mesurer le désastre. En dehors des mots injurieux, le vocabulaire est niveau CP. L’un qui traite sa sœur de con.., l’aîné qui lance à sa mère tu ne vas pas encore me faire chi.. avec ce truc, et la plus jeune d’ajouter c’est la faute de cet enc… de prof. Et cela pendant que je passais ma commande à la serveuse, une jeune fille très polie. En parlant fort, je l’ai remerciée de s’occuper de moi avec patience et j’ai précisé combien sa voix reflétait politesse, gentillesse et indulgence. J’ai senti le froid polaire tomber sur la table d’à côté, le silence s’est installé brutalement, comme une radio criarde que l’on coupe. Peu après, ils sont partis sans un merci et sans un au revoir !
Table aussitôt reprise par d’autres personnes. La canne rangée dans mon sac, j’ai joué la carte du secret. Grande tablée bruyante, enfants plus âgés (entre quinze et vingt ans), deux familles amies semble-t-il. Langage plus propre, mais sans vocabulaire, presque un dialecte répétitif. Aucune attention à la serveuse toujours aimable et souriante, une jeune personne, dans les dix-huit ans, qui travaille pendant ses heures libres, ne mérite-t-elle pas un minimum de respect ? Ni bonjour, ni merci, comme si elle n’était qu’un robot à leur service. J’aurai volontiers étrillé les oreilles à ces sans-gêne critiquant ma façon chichiteuse et chipoteuse de manger. Je coupe de petits morceaux, je les roule et les pique avec la fourchette afin d’éviter les coulures et les taches. J’ai fini par poser ma canne sur la table et chausser mes lunettes noires, ce qui n’a provoqué que des rires à peine gênés. Mais aucune excuse ni un au revoir en partant.
La troisième tablée : deux couples d’une soixantaine d’années apparemment, compte tenu de leur conversation sur les moyens d’occuper leur prochaine retraite. Hésitant sur le choix, en me souhaitant un bon appétit, l’un d’eux m’a très poliment demandé mon avis sur la Napolitaine que je mangeais avec précaution. Ensuite, la serveuse m’a mis un saladier de pêche Melba dans les mains, énorme et a rempli à demi mon verre de Coca ! Les voisins sont partis sans se rendre compte de rien à mon sujet, toutefois ils ont dit au revoir !
Les conférenciers ne s’étant pas vus depuis longtemps, n’étaient pas pressés de se séparer. Un sujet épuisé, ils s’accrochait à un autre pour prolonger la rencontre. Comme s’ils s’agrippaient aux calicots annonçant l’événement qui pendouillent au vent, au-dessus des débris, quand la fête est finie.
Lorsque le patron l’a libérée, la serveuse s’est assise à côté de moi, apparemment épuisée. Elle commence à midi, il était presque une heure du matin.
— Je connais de vue le monsieur aux cheveux blancs à droite, savez-vous qui c’est ? a-t-elle questionné curieuse.
— Non, je ne le connais pas, c’est un conférencier.
Nous avons parlé quelques minutes et elle s’est sauvée en me souhaitant une bonne nuit (sans mauvais esprit), un grand sourire aux lèvres en me faisant un petit coucou avec la main.
À dix-sept, je suis vieux jeu, voilà, c’est dit, vous l'aviez remarqué ! Face à cette jeunesse détachée, désagréable et bohème, j’ai l’impression d’être leur grand-mère. Un peu de sympathie, de gentillesse et de compassion ne coûte rien et cela fait du bien quand on travaille au service des gens. Dans notre bourg de six cents habitants, nous nous connaissons tous, c’est chaleureux. Dans le quotidien, je fréquente les mêmes personnes, ma vie courante est sous cloche. En ville (enfin seulement vingt-trois mille habitants), règne une grossièreté, un dédain et une intolérance que je ne soupçonnais pas. Finalement, je vis dans un monde protégé, sans le savoir ! Quelle sera ma situation lorsque, lâchée dans la jungle humaine, je devrais affronter cet univers réel et insipide ?
Dans la pizzeria, on ne voit que des égoïstes et leurs œillères, imperméables, étriquent leur vision du monde extérieur. Car en effet, de moi ou d'eux, qui voit le mieux ?
Liza