Le trac, je sais pas
Publié : 29 avril 2016, 20:37
Le trac
Un élève de ma classe bégaye en parlant, en revanche, il s’exprime parfaitement en chantant. En cours d’expression orale, le prof a proposé l’apprentissage d’une chanson pour un karaoké. Je n’étais pas emballée par cette idée, toutefois il ne m’était guère possible de refuser. J’ai étudié la liste des titres proposés durant deux jours. J’ai longtemps hésité, je ne connaissais pas certains titres. Ma colocataire les cherchait sur son mini ordi, rien ne me plaisait
La fierté est à double tranchant, elle aiguillonne pour nous faire avancer, mais elle peut trancher brutalement des choses que nous croyons irrévocablement entières. Je voulais trouver des paroles qui me conviennent, douces et sentimentales, tonitruantes par moments pour porter ma révolte. Par hasard, je suis tombée sur Je sais pas, séduite je l’adopte immédiatement. Aucune difficulté pour les paroles, une fois imprimées, je les ai apprises facilement, je les connaissais déjà un peu.
Avec les quinze élèves, l'ancien couvent n’a jamais résonné d’autant de musique… Ah, pardon, j’oublie les alléluias qu’entonnaient les bonnes sœurs aux matines, à vêpres et je ne sais où encore ! La musique originale copiée sur Tornado, mon ordinateur, je disais les mots en parlant, entraînée par l’air, je fredonnais puis je chantais carrément ! Connaître les paroles ne suffit pas à les mettre en musique sur l’air et le ton. Dans le casque, j’ai écouté Céline jour et nuit pendant une semaine. Mais le pire reste à venir !
Tornado distillait la musique à fond par une enceinte sans fil et Liza chantait en même temps. Combien de répétitions, je n’en sais rien. Ma coloc en avait ras les oreilles, elle est partie s’installer chez sa copine à l’étage au-dessus. Lorsque j’estimais ma prestation écoutable, je m’enregistrais sur mon dictaphone. Sur une carte SD neuve, à la suite l’un de l’autre, j’accumulais essai sur essai. Pour motiver les troupes, la direction a attaché une carotte devant notre nez : la meilleure interprétation serait présentée lors du spectacle de Noël, le vendredi avant les vacances.
Le jour du cours j’étais détraquée, évadée, vidée de toute intrépidité, remplie de trac, j’ai pris le micro, tremblante. Tout était perdu, je le savais, toutefois, hors de question de ne pas terminer. En résumé, rien de ce à quoi je m’attendais après le dur travail fourni.
J’imaginais les regards posés sur moi, je me sentais déshabillée, nue devant ces yeux curieux. Le poids de cette nudité est bien plus lourd et plus difficile à porter que celui des vêtements. Faute de visuel, ma tête s’accroche aux mots. Ces mots d’émotion, je les ai appris sans réfléchir, comme un devoir de classe. En public, dans une explosion de désordre, je venais de réaliser : je ne sais pas vivre sans parrain et marraine, sans ordinateur. Vivre seule je n’ai pas appris, je ne suis qu’une image, en couleurs, certes, mais purement fantomatique. Suis-je condamnée à nourrir sans cesse la gueule vorace du démon inassouvi de la faiblesse des sentiments ? Fière et dure est-ce uniquement le nom du film transparent gardant à l'abri et au sec un débordement de sentimentalisme inavoué ?
L’émulation créée par l’interprétation en public m’a permis de mesurer l’étendue de ma bêtise. Mon principal adversaire me narguait ouvertement, se moquant de ma déconfiture. J’étais folle de rage, que pouvais-je y faire. Le trac mêlé à une poussée d’affectivité inopportune m’a vaincue. Qu’a-t-il chanté ? Preuve que j’ai tout manqué, il a choisi Lili de Pierre Perret. Comment ai-je manqué ce titre taillé sur mesure pour moi ! Trop calme pour l’impétueuse Liza ? peut-être ! Le prof m’a noté dix et, à mon avis c’est excessif.
J’étais déçue plus que l’on ne peut l’imaginer. À cause de cette prestation minable, non ! C’était à cause du long travail fourni inutilement qui m'a conduite tout droit à ce naufrage. Parrain a eu une idée pour colmater mon honneur. Il a écouté tous mes essais et il a choisi celui qui est sur la page Ma nuit (sonorisée) que vous avez écoutée. Le dix-septième, je crois. J’ai provoqué des sifflements en me reculant, j’ai heurté le dictaphone, enfin, rien n’est parfait, toutefois, c’est le meilleur qu’il a trouvé. On ne risque pas de me reprendre à ce jeu-là !
Un projet raté est un échec réussi qui permet de mesurer l’incompétence et la fatuité dans une entreprise dont on n’imaginait pas la défaite. L’inconscience ne suffit pas, si je veux prendre la part de vie qui m’appartient, je dois la disputer aux autres, la déchirer, l’arracher.
Liza
Un élève de ma classe bégaye en parlant, en revanche, il s’exprime parfaitement en chantant. En cours d’expression orale, le prof a proposé l’apprentissage d’une chanson pour un karaoké. Je n’étais pas emballée par cette idée, toutefois il ne m’était guère possible de refuser. J’ai étudié la liste des titres proposés durant deux jours. J’ai longtemps hésité, je ne connaissais pas certains titres. Ma colocataire les cherchait sur son mini ordi, rien ne me plaisait
La fierté est à double tranchant, elle aiguillonne pour nous faire avancer, mais elle peut trancher brutalement des choses que nous croyons irrévocablement entières. Je voulais trouver des paroles qui me conviennent, douces et sentimentales, tonitruantes par moments pour porter ma révolte. Par hasard, je suis tombée sur Je sais pas, séduite je l’adopte immédiatement. Aucune difficulté pour les paroles, une fois imprimées, je les ai apprises facilement, je les connaissais déjà un peu.
Avec les quinze élèves, l'ancien couvent n’a jamais résonné d’autant de musique… Ah, pardon, j’oublie les alléluias qu’entonnaient les bonnes sœurs aux matines, à vêpres et je ne sais où encore ! La musique originale copiée sur Tornado, mon ordinateur, je disais les mots en parlant, entraînée par l’air, je fredonnais puis je chantais carrément ! Connaître les paroles ne suffit pas à les mettre en musique sur l’air et le ton. Dans le casque, j’ai écouté Céline jour et nuit pendant une semaine. Mais le pire reste à venir !
Tornado distillait la musique à fond par une enceinte sans fil et Liza chantait en même temps. Combien de répétitions, je n’en sais rien. Ma coloc en avait ras les oreilles, elle est partie s’installer chez sa copine à l’étage au-dessus. Lorsque j’estimais ma prestation écoutable, je m’enregistrais sur mon dictaphone. Sur une carte SD neuve, à la suite l’un de l’autre, j’accumulais essai sur essai. Pour motiver les troupes, la direction a attaché une carotte devant notre nez : la meilleure interprétation serait présentée lors du spectacle de Noël, le vendredi avant les vacances.
Le jour du cours j’étais détraquée, évadée, vidée de toute intrépidité, remplie de trac, j’ai pris le micro, tremblante. Tout était perdu, je le savais, toutefois, hors de question de ne pas terminer. En résumé, rien de ce à quoi je m’attendais après le dur travail fourni.
J’imaginais les regards posés sur moi, je me sentais déshabillée, nue devant ces yeux curieux. Le poids de cette nudité est bien plus lourd et plus difficile à porter que celui des vêtements. Faute de visuel, ma tête s’accroche aux mots. Ces mots d’émotion, je les ai appris sans réfléchir, comme un devoir de classe. En public, dans une explosion de désordre, je venais de réaliser : je ne sais pas vivre sans parrain et marraine, sans ordinateur. Vivre seule je n’ai pas appris, je ne suis qu’une image, en couleurs, certes, mais purement fantomatique. Suis-je condamnée à nourrir sans cesse la gueule vorace du démon inassouvi de la faiblesse des sentiments ? Fière et dure est-ce uniquement le nom du film transparent gardant à l'abri et au sec un débordement de sentimentalisme inavoué ?
L’émulation créée par l’interprétation en public m’a permis de mesurer l’étendue de ma bêtise. Mon principal adversaire me narguait ouvertement, se moquant de ma déconfiture. J’étais folle de rage, que pouvais-je y faire. Le trac mêlé à une poussée d’affectivité inopportune m’a vaincue. Qu’a-t-il chanté ? Preuve que j’ai tout manqué, il a choisi Lili de Pierre Perret. Comment ai-je manqué ce titre taillé sur mesure pour moi ! Trop calme pour l’impétueuse Liza ? peut-être ! Le prof m’a noté dix et, à mon avis c’est excessif.
J’étais déçue plus que l’on ne peut l’imaginer. À cause de cette prestation minable, non ! C’était à cause du long travail fourni inutilement qui m'a conduite tout droit à ce naufrage. Parrain a eu une idée pour colmater mon honneur. Il a écouté tous mes essais et il a choisi celui qui est sur la page Ma nuit (sonorisée) que vous avez écoutée. Le dix-septième, je crois. J’ai provoqué des sifflements en me reculant, j’ai heurté le dictaphone, enfin, rien n’est parfait, toutefois, c’est le meilleur qu’il a trouvé. On ne risque pas de me reprendre à ce jeu-là !
Un projet raté est un échec réussi qui permet de mesurer l’incompétence et la fatuité dans une entreprise dont on n’imaginait pas la défaite. L’inconscience ne suffit pas, si je veux prendre la part de vie qui m’appartient, je dois la disputer aux autres, la déchirer, l’arracher.
Liza