Les villes dont on ne revient pas : Toiles
Publié : 23 mai 2016, 20:20
C’est la première année que je conduis ma roulotte à Toiles. Un voyageur de mes amis me l’avait décrite comme un village de tentes. A l’évidence il n’est jamais venu, car on ne peut pas concevoir une description plus éloignée de la réalité.
Pour parvenir à Toiles, il faut s’enfoncer profondément dans la forêt des Soupirs, en longeant les berges du fleuve Oubli.
L’Oubli coule majestueusement en compagnie des arbres géants. En ce début d’automne, il convoie avec lenteur un tapis de feuilles aux reflets ocres et ambrés. Pendant des lieues, le voyageur qui suit la route ne rencontre que les arbres et le fleuve. Puis vient un moment –pour moi ce fut la nuit– où le cœur de la forêt se révèle enfin.
J’ai tout d’abord aperçu quelques lumières incertaines, comme autant d’étoiles qui perçaient l’obscurité des arbres. Puis, au fur et à mesure que mes pas me rapprochaient de la ville, j’ai pu distinguer les premières demeures de voiles et de tentures.
Toiles ne s’est pas édifiée dans une clairière, mais sous la haute voute végétale de la forêt des Soupirs. La légende fondatrice prétend que la ville est née par hasard. Un jour, un marchand a décidé d’installer une tente pour vendre aux voyageurs de quoi poursuivre leur périple. Puis un autre l’a rejoint, et un autre encore. Au fil des siècles, la cité s’est agrandie dans les trois dimensions : la largeur, la hauteur et la splendeur.
Ici, un vieil homme édenté et ses trois petits enfants vivent dans un labyrinthe de draperies de velours mauve, parsemées de runes argentées. Des affiches à l’encre d’or invitent le passant à entrer en leur palais pour déguster toutes les sortes de fraises que la terre et les hommes aient jamais produites. J’ai croisé dans leur échoppe un homme qui a parcouru plus de cent lieues pour venir goûter les fraises d’or de Marmara.
- « Pourquoi as-tu accompli un tel voyage ? », lui ai-je demandé.
- « Parce que leur goût est incomparable. »
- « D’où viens-tu ? »
- « De Marmara. »
A quelques pas de là, la tente d’un alchimiste se dresse dans les branches d’un jeune séquoia. Ses toiles bleu nuit sont tendues par un réseau de fins tubes de cristal au sein desquels s’écoule du vif-argent.
Plus loin, un orfèvre a accroché aux branches d’un arbre tout un univers de colliers aux pendentifs en argent ornés de turquoise, devant de larges pans d’étoffe parme. On dit que les symboles de tous les Dieux du Monde sont accrochés sous cet arbre.
Ces palais de tissu sont reliés les uns aux autres par un enchevêtrement de fines cordes argentées qui capturent la lumière des torches, des bougies et des lanternes.
Ma roulotte de colporteur a bien piètre allure. Je n’ai même pas osé sortir mes gamelles de cuivre, mes couteaux et mes cuillers. Qui en voudrait avec tant de merveilles à portée de main ? Par jeu, je caresse l’idée de rester ici. Moi aussi je pourrais dresser mon échoppe de toile. Peut-être à cet endroit, sur les rives de l’Oubli, à coté du grand saule pleureur sous lequel je suis allongé.
La nuit est à peine née. Toutes les odeurs accumulées par la ville et la forêt pendant la journée s’exhalent, tandis qu’un mince filet de brume recouvre l’Oubli. Sur l’autre rive, une jeune femme danse sous une guirlande de lampions bleus et verts, devant une scène de toiles de lin. Le son du fifre me parvient avec peine. Il est en retard sur la danseuse. Comme si c’étaient ses pas qui faisaient naître la musique et non l’inverse. Sa danse semble ne devoir jamais finir. Elle fait tournoyer sa robe au gré de sa fantaisie. Mes yeux se perdent dans ce tourbillon voluptueux de voiles translucides.
Elle glisse sur le fleuve à présent. Ses pieds voltigent sur la brume de l’Oubli et la portent jusqu’à moi en une gracieuse arabesque. Je me suis levé. Elle a posé un pied sur la rive. Sa folle sarabande prend fin dans mes bras.
Le temps d’un baiser, je comprends que je ne quitterai jamais cette ville.
Pour parvenir à Toiles, il faut s’enfoncer profondément dans la forêt des Soupirs, en longeant les berges du fleuve Oubli.
L’Oubli coule majestueusement en compagnie des arbres géants. En ce début d’automne, il convoie avec lenteur un tapis de feuilles aux reflets ocres et ambrés. Pendant des lieues, le voyageur qui suit la route ne rencontre que les arbres et le fleuve. Puis vient un moment –pour moi ce fut la nuit– où le cœur de la forêt se révèle enfin.
J’ai tout d’abord aperçu quelques lumières incertaines, comme autant d’étoiles qui perçaient l’obscurité des arbres. Puis, au fur et à mesure que mes pas me rapprochaient de la ville, j’ai pu distinguer les premières demeures de voiles et de tentures.
Toiles ne s’est pas édifiée dans une clairière, mais sous la haute voute végétale de la forêt des Soupirs. La légende fondatrice prétend que la ville est née par hasard. Un jour, un marchand a décidé d’installer une tente pour vendre aux voyageurs de quoi poursuivre leur périple. Puis un autre l’a rejoint, et un autre encore. Au fil des siècles, la cité s’est agrandie dans les trois dimensions : la largeur, la hauteur et la splendeur.
Ici, un vieil homme édenté et ses trois petits enfants vivent dans un labyrinthe de draperies de velours mauve, parsemées de runes argentées. Des affiches à l’encre d’or invitent le passant à entrer en leur palais pour déguster toutes les sortes de fraises que la terre et les hommes aient jamais produites. J’ai croisé dans leur échoppe un homme qui a parcouru plus de cent lieues pour venir goûter les fraises d’or de Marmara.
- « Pourquoi as-tu accompli un tel voyage ? », lui ai-je demandé.
- « Parce que leur goût est incomparable. »
- « D’où viens-tu ? »
- « De Marmara. »
A quelques pas de là, la tente d’un alchimiste se dresse dans les branches d’un jeune séquoia. Ses toiles bleu nuit sont tendues par un réseau de fins tubes de cristal au sein desquels s’écoule du vif-argent.
Plus loin, un orfèvre a accroché aux branches d’un arbre tout un univers de colliers aux pendentifs en argent ornés de turquoise, devant de larges pans d’étoffe parme. On dit que les symboles de tous les Dieux du Monde sont accrochés sous cet arbre.
Ces palais de tissu sont reliés les uns aux autres par un enchevêtrement de fines cordes argentées qui capturent la lumière des torches, des bougies et des lanternes.
Ma roulotte de colporteur a bien piètre allure. Je n’ai même pas osé sortir mes gamelles de cuivre, mes couteaux et mes cuillers. Qui en voudrait avec tant de merveilles à portée de main ? Par jeu, je caresse l’idée de rester ici. Moi aussi je pourrais dresser mon échoppe de toile. Peut-être à cet endroit, sur les rives de l’Oubli, à coté du grand saule pleureur sous lequel je suis allongé.
La nuit est à peine née. Toutes les odeurs accumulées par la ville et la forêt pendant la journée s’exhalent, tandis qu’un mince filet de brume recouvre l’Oubli. Sur l’autre rive, une jeune femme danse sous une guirlande de lampions bleus et verts, devant une scène de toiles de lin. Le son du fifre me parvient avec peine. Il est en retard sur la danseuse. Comme si c’étaient ses pas qui faisaient naître la musique et non l’inverse. Sa danse semble ne devoir jamais finir. Elle fait tournoyer sa robe au gré de sa fantaisie. Mes yeux se perdent dans ce tourbillon voluptueux de voiles translucides.
Elle glisse sur le fleuve à présent. Ses pieds voltigent sur la brume de l’Oubli et la portent jusqu’à moi en une gracieuse arabesque. Je me suis levé. Elle a posé un pied sur la rive. Sa folle sarabande prend fin dans mes bras.
Le temps d’un baiser, je comprends que je ne quitterai jamais cette ville.