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La dernière valse

Publié : 28 mai 2016, 19:44
par Mr Strangeweather
Ce soir, le Prince et la Dame donnent un grand bal en leur demeure.

Ce soir, les jeunes gens bien mis de la cour de lumière se sont parés de mille atours pour honorer leurs hôtes.

Ce soir, les inquiétants courtisans de la cour des ombres rivalisent de plaisanteries subtiles et de compliments bien tournés pour faire oublier leur hideuse apparence.

Ce soir, tous prennent part avec entrain à des danses alambiquées dont chaque saut, chaque pas, obéit à des règles fixées par une tradition millénaire.

Ce soir, comme tous les soirs.

***

Au commencement des festivités, les invités sont introduits un à un, ou couple par couple, par un aboyeur à tête de loup. Le poil lustré, le corps engoncé dans un étroit costume de soie rehaussé de fils d’or et d’argent, il annonce à la cantonade titres et faits de gloire.

Les musiciens sont installés sous un grand dais de velours noir. Ils ont revêtu les couleurs bigarrées qui sont en vogue à la cour des ombres. La complexité de leur musique envoutante séduit les invités, qui ne tardent pas à occuper la piste de danse du grand hall. Leurs pieds agiles effleurent à peine la mosaïque de bois précieux.

Lorsque tous ont été annoncés et ont pu prendre part à trois ou quatre danses, un profond silence s’abat sur l’assemblée. Le Prince et la Dame pénètrent enfin dans la salle, par la porte du couchant, comme il se doit.

Comme à l’accoutumée, tous n’ont d’yeux que pour elle, parée de bijoux plus merveilleux encore que ceux qu’elle arborait la veille, et dont le souvenir semblera bien vulgaire lorsque paraitront ceux qu’elle portera demain.

A peine entré, le Prince lâche la main de la Dame et se dirige à pas trainants vers son trône, le dos courbé. De temps à autres, il salue d’un discret coup de tête quelque invité qu’il lui semble reconnaître. On lui rend rarement son sourire. Alors ses joues livides se creusent un peu plus.

Un collier de barbe dissimule avec peine son visage émacié. Son corps maigre dépasse tous les invités d’une ou deux têtes, en dépit de ses épaules voutées. Ses chausses et sa redingote sont teintés d’un bleu fade, passé par le temps. Si quelqu’un prêtait attention à la tenue du Prince –ce qui n’était pas arrivé depuis bien longtemps– il parviendrait peut-être à distinguer le souvenir de broderies complexes sur ses manches élimées.

Le Prince s’assied lentement sur son trône d’ébène deux fois haut comme lui, puis pousse un long soupir. Comme s’il s’agissait du signal qu’ils attendaient tous, les musiciens s’emparent à nouveau de leurs instruments et entament une savante pavane.

***

Gavottes, gigues, saltarelles, quadrilles, les danses ont suivi les danses. Le Prince serre mollement dans sa main pâle un gobelet d’étain, orné de rubis. Quelques instants plus tôt, un serviteur, dont le Prince a déjà oublié le visage, y a versé un peu d’hydromel. En portant la coupe à ses lèvres, le Prince observe nonchalamment les circonvolutions des convives.

Il a vu plus de danses que le ciel ne compte d’étoiles. Il a bu plus de liqueurs qu’une vie de larmes.

La Dame, sa Dame, virevolte au milieu des danseurs. Elle porte une courte robe verte.

Chaque soir une robe différente,
Chaque soir un parfum différent,
Et, depuis trop longtemps, chaque soir un Prince indifférent et las.


Sa vie s’est étirée bien au-delà de celle des autres hommes. Y a-t-il seulement encore des hommes ? Et s’il ne restait plus sur la Terre que les êtres-fées des cours d’ombre et de lumière ? A jamais.

Les invités quittent la piste et se pressent tout autour. Les musiciens commencent à interpréter la dernière danse, une valse. Comme chaque soir, la dernière danse sera pour lui.

La Dame, sa Dame, s’approche de lui, aussi belle et terrible qu’au premier jour. Ils avancent sur le parquet.

***


1-2-3, 1-2-3, 1-2-3,
Tournent, tournent, tournent les ans,
Comme au premier jour,
Jusqu’au dernier tour.


En l’enlaçant tendrement, elle guide ses pas maladroits. Il la regarde encore : ce soir, elle porte une simple robe de joncs tressés. Plus une chemise qu’une robe. Il ne voit pas ses bijoux somptueux. Il ne voit pas sa coiffure élégante et savamment élaborée. Juste la robe, la robe et les deux fines cuisses à qui elle donne naissance. Ces cuisses où jadis il aimait tant se perdre. Une odeur d’herbe fraichement coupée se dégage de la robe de joncs.

1-2-3, 1-2-3.


La douce fragrance imprègne et apaise le Prince. Lentement, elle éveille un écho dans les brumes de sa mémoire. Cette odeur, il l’a déjà respirée. Cette robe, il l’a déjà vue. Les brumes s’écartent et ouvrent le chemin d’un souvenir.

1-2-3.


Le souvenir d’un chemin, par un soir d’été pluvieux.

1-2-3, j’irai dans les bois.


***
Image

Ce n’était pas le chemin le plus court, ni le plus logique, mais je m’étais laissé guider par lui. Depuis plusieurs minutes, je l’avais suivi sans en avoir vraiment conscience, perdu dans mes pensées.

Le soleil était en train de perdre la bataille contre les nuages gris qui masquaient le ciel. Le sombre éclat du crépuscule révélait des trésors de couleurs que la forêt avait jalousement gardés jusqu’ici, harmonie de verts et de bruns aux tons insoupçonnés.

De tout cela, en marchant, je n’avais rien perçu.

Il avait plu toute la journée. Il pleuvrait sans doute toute la nuit, mais pour le moment le ciel retenait son offrande. Profitant de l’aubaine, la forêt chantait toutes les odeurs de l’été. Humus, fougères, terre humide, bruyères, un kaléidoscope de parfums montait du sol et donnait une profondeur vertigineuse à l’air que je respirais.

De tout cela, en marchant, je n’avais rien perçu.

Dès la dernière goutte tombée, la forêt s’était emplie d’une indéchiffrable palette de sons de la vie. Mouches, sangliers, moineaux, buses, chevreuils, chaque habitant de la forêt vaquait bruyamment à ses occupations avant d’en être empêché par la prochaine averse. Une chouette ponctuait ce tintamarre en annonçant la nuit.

De tout cela, en marchant, je n’avais rien perçu.

Puis j’étais arrivé à la croisée des chemins. Le sentier que j’avais suivi venait mourir sur la rive d’un lac aux reflets argentés. A ma gauche et à ma droite, des chemins naissaient pour le contourner. Perdue dans le tumulte de mes réflexions, une pensée enkystée s’était extirpée de sa chrysalide. Il fallait s’arrêter, interrompre la marche, enclencher à nouveau toute la mécanique de la conscience pour choisir la direction à suivre.

Fallait-il aller à droite ou à gauche ? Impossible de le déterminer sans observer les sentiers qui s’offraient à moi. Un nouvel engrenage glissa donc sur un axe de mon esprit et le déploiement de la machinerie de mes sens suivit celui de ma conscience. J’inspirai profondément. J’ouvris enfin mes yeux, jusqu’ici aveugles sans être clos. Je réglai mon attention auditive sur les voix de la forêt. J’acquis une conscience vive du contact de mes pieds sur le sol meuble.

Et la forêt déferla.

J’étais le peintre noyé dans sa peinture.
Le musicien broyé par sa musique,
Le sculpteur pétrifié par sa statue.

Je m’étais ouvert à la forêt : elle m’avait empli tout entier.
Je ne savais pas où j’étais, mais je n’étais pas perdu.
Je ne savais pas qui j’étais, mais j’étais bien plus que moi.
Je ne savais plus où aller, mais j’étais tous les chemins.
J’étais tous les arbres, tous les insectes,
Toutes les gouttes de pluie sur les feuilles de fougère.
J’étais la fontaine ancienne et boueuse.
J’étais le vallon aride dont on ne revient pas.

Un mot, un seul, parvenait à prendre forme dans mon esprit étiré jusqu’aux confins des possibles.
Un mot, un seul, témoignait de la magie et de la grâce de cet instant unique :

Brocéliande.



***

C’est ainsi qu’elle l’avait trouvé.
Quelques instants plus tôt, il n’aurait pu la voir.
Quelques instants plus tôt, elle n’aurait pu l’aimer.

Elle s’était présentée à lui encore ruisselante des eaux du lac, dans une robe de joncs tressés. Plus une chemise qu’une robe. Doucement, elle s’était approchée de lui. Elle avait posé ses petites mains bien à plat sur la poitrine du jeune homme. Elle avait hissé la pointe de ses pieds sur ses deux bottes boueuses, puis elle avait glissé son corps contre le sien, s’élevant jusqu’à son visage pour unir leurs lèvres.

Elle avait murmuré quelques mots à son oreille :« Viens avec moi, tu seras mon Prince des Chemins. »
Lui, n’avait d’yeux que pour ses cheveux d’ébène. Il ne respirait plus que son odeur envoutante d’herbes coupées. Il n’entendait plus que le crissement des joncs sur sa peau nacrée.

4-5-6, pour qu’elle me séduise.


Elle avait confectionné cette robe pour porter le deuil du Prince des Vents, le prince d’avant.
Elle avait elle-même coupé les joncs sur la rive du lac, comme le veut l’usage.
Elle avait cousu la robe de ses longs cheveux bruns, comme le veut l’usage.

7-8-9, dans sa robe veuve.


Elle l’avait pris par la main et l’avait entraîné dans le lac, vers son palais d’opale.

***


Tourne, tourne, tourne l’amant.


Dans ses bras, le Prince des Chemins se laisse emporter par la valse. Il n’est plus que l’ombre du riant jeune homme qu’elle avait conduit dans sa demeure ce jour là. L’écho de leurs jeux et de leurs rires s’est perdu depuis longtemps dans les couloirs du palais. Comme tous les autres, il a fini par se faner. La Dame enrage. Pourquoi faut-il qu’ils s’étiolent tous ainsi ? Quand parviendra-t-elle enfin à retrouver la force, la malice et la sagesse du tout premier prince, le Prince des Magiciens.

Tourne, tourne, tourne le temps.


La Dame noie ses yeux dans le regard du Prince des Chemins, presque transparent désormais. Il la contemple un court moment et laisse échapper un doux soupir, le dernier, celui qu’elle attendait.

10-11-12, plus rien ne bouge.


La musique s’est arrêtée. Avec d’infinies précautions, la Dame du Lac dépose sur le sol le corps sans vie du Prince des Chemins. Il rejoindra bientôt les autres, dans le tumulus du Val sans retour. Elle l’admire une dernière fois, mais elle ne peut pas s’attarder. Près du lac, dans la forêt, un jeune homme est allongé dans l’herbe. Il crie son bonheur aux étoiles, car il vient de trouver l’antique fontaine qu’il cherchait depuis deux jours.

Elle doit aller le rejoindre. C’est le Prince des Prés, le prince d’après.

[youtube]Z9lKkga2Slo[/youtube]

Re: La dernière valse

Publié : 29 mai 2016, 09:46
par Dona
"C'était le Prince des Prés. Le Prince d'après." : paronomase particulièrement réussie ! :super:

C'est un très beau texte qui joue sur l'onirisme de Brocéliande et de ses personnages : la Dame Du Lac et sa future victime. Il y a cependant quelques erreurs qui cassent un peu le rythme : il s'agit surtout des passages au présent alors que le récit est au passé et manie bien l'imparfait et le passé-simple. De même l'expression: "une courte robe verte" est trop brève dans cet écrit aux phrases un peu amples. Je trouve que cela casse l'effet d'harmonie. Il faudrait une expression plus adjectivée qui prolongerait l'instant.

Les entrelacs de la narration avec les passages en italiques ne sont pas si simples que cela à suivre. Il y a deux narrateurs, j'ai eu un peu de mal à saisir les propos du deuxième.

Voici pour les remarques négatives.
Pour les reste, c'est un texte très posé, parfaitement imagé qui donne du rêve à revendre. La Cour de la Dame est très bien rendue et sa beauté aussi. La transition avec la photo (superbe la photo!) est astucieuse, c'est elle qui nous permet d'accéder à l'imaginaire du poète, du commentateur.

Merci ! :)

Re: La dernière valse

Publié : 31 mai 2016, 10:39
par Montparnasse
Très belle écriture, berçante. Impossible de citer les beaux passages, il y en a trop. Merci. ;)

Le voyage dans ta forêt (composé avant la mienne) m'a fait retrouvé des éléments de mon texte, des sensations éprouvées pendant son écriture.