Page 1 sur 1

Alea jacta est (nouvelle courte)

Publié : 15 septembre 2016, 13:18
par Dona
Alea jacta est



Le guide a la stature d'un belluaire digne des arènes romaines... et jargonne, la plupart du temps, un sabir inconnu...
J'ai accepté ce cadeau offert pour mon anniversaire : un pack multi-sports à la montagne. Mes amis ont mis pas mal d'argent là-dedans. Je suis le célibataire endurci qu'ils chouchoutent comme l'aîné de leurs gosses... Je ne pouvais pas refuser un tel témoignage d'amitié... Me voilà en pleine nature, avec une bande de filles débiles et un mono taillé en Hercule avec une mentalité de Cerbère...
J'ai donc quitté les travaux que requiert ma chaire d'enseignement de la langue latine à l'université, ces recherches qui me mènent au bord d'extases linguistiques quand la déclinaison latine offre les plus beaux épigrammes de Catulle, les récits des Métamorphoses d'Ovide, les Bucoliques de Virgile ...
Ca fait trois jours qu'on a commencé. Le forfait disait : « Dépaysement assuré pour ce pack sportif en pleine nature ! » En fait, on doit être en préparation d'une action commando : je suis sûr que les résistants anglais du SOE ne s'entraînaient pas davantage avant de se faire parachuter sur la France occupée... Après les randonnées en relief escarpé et les plongées dans les ruisseaux glacés, nous voici aujourd'hui au pied d'une falaise...
- Pour qu’un débutant progresse, il doit faire ses « armes » dit Cerbère, ses jambes musculeuses campées dans le sol, mains sur les reins. En escalade, il faut enrichir son répertoire gestuel : la falaise reste le meilleur outil pour le faire. Toi, Mélinda, tu commences, tu leur montreras l'exemple ! Surtout, arrêtez de gigoter vos pieds une fois montés, ok ? Les quittez jamais des yeux, vos pieds ! Et ne cherchez pas à l'aveugle la meilleure prise. JAMAIS. Je dois vous ramener vivants, compris ?
Conan le Barbare vient de clore le discours inaugural qu'il adapte à chaque épreuve.. Tous les matins, depuis trois jours, j'ai l'impression qu'on peut mourir en vacances...
-Bande tes muscles ! reprend le Goliath français à mon intention, et active-toi, tu nous retardes !
Ca va Rambo ! La bande annonce de ce navet hollywoodien qui se déroule en pleine guerre du Vietnam disait : « Ce que les autres appellent l'enfer... il appelle ça : chez lui ! ». Eh bien voilà... Il est chez lui... et moi, je suis en plein enfer musculaire... Et je ne parle pas des joggings interminables après les bains de boue matinaux...

J'admire la sveltesse de Mélinda déjà encordée et en début d'ascension....
Mélinda ne ressemble à personne. Vêtue d'un tee-shirt sale et d'un esprit fondeur, toujours en position d'attaquante, ce n'est pas une fille comme les autres. Les autres, elles miaulent devant chaque site à photographier, portent des baskets assorties à leurs tee-shirts avant de porter des chaussures de sport, ne se mouillent pas la tête dans les torrents de montagne (ça casse les pointes des cheveux !!! ), réclament une selle rembourrée en silicone pour les randos en vélo, ne mangent pas de tout, exigent toutes les deux heures un arrêt pipi... Mélinda, elle est multi-sports... tout terrain et tout en finesse d'esprit. Je le sais, on a parlé ensemble de l'harmonie naturelle des éléments, de l'odeur résinée du vent, des panoramas spectaculaires et vertigineux, du reflet coruscant des torrents de montagne où frétillent les truites argentées...

Le guide décuple sa monumentale ossature et adopte la position du maître-nageur en train de surveiller une baignade agitée : fessier rigide, épaules droites, cuisses écartées... Il a l'air bien satisfait de son élève modèle... « C'est bien Mélinda ! »  s'écrie-t-il et sa voix virile fait résonner l'écho.
On ne peut pas rivaliser avec cette forme humaine à l'imposante musculature... Les plus beaux proverbes forgés à l'ère de la civilisation romaine ne valent plus rien perdus dans ces montagnes, au pied d'un colosse qui ignore tout de la poésie du monde et des phonèmes verbaux des conjugaisons latines... Face à l'abrupte paroi, je me sens nu comme un ver, malingre comme un enfant débile, totalement impuissant face aux exigences que requiert l'escalade : agilité, force, concentration, anticipation...

Quelques heures plus tard j'ai fini en rappel... accroché au Cerbère : l'humiliation publique...

Pourtant, le soir, quand il a fallu passer l'épreuve du feu, c'est moi qu'elle a choisi, Mélinda...
Elle a tendu son joli minois crasseux vers moi et pendant que son haleine parfumée au smoothie menthe-fraise me caressait les narines, elle m'a demandé de sauter par-dessus le feu avec elle. Comment refuser ? J'ai gardé mes chaussures, elle s'est mise pieds-nus ; j'ai hurlé de peur, elle a crié de joie. Et quand nous avons eu franchi l'obstacle, cette oréade des montagnes aussi fraîche et vive que les ruisseaux saisissants dans lesquels nous nous étions baignés, m'a susurré à l'oreille :
- J'aime les braves quand ils ont l'audace de leur faiblesse...
- Virgile ?
- Non ! Moi !

Allez comprendre... A l'impossible, nul n'est tenu mais la fortune sourit à ceux qui osent...[/i] Proverbes latins, bien entendu !

Re: Alea jacta est (nouvelle courte)

Publié : 15 septembre 2016, 20:53
par Loustic
« J'aime les braves quand ils ont l'audace de leur faiblesse.. » Très belle phrase.
Un bon texte, je dirai presque vécu, qui plaira à la jeunesse.