Le premier Kori
Publié : 17 octobre 2016, 16:47

Planète Terre, époque inconnue.
« Et ça, vous savez ce que c’est les enfants ?
— Moi je sais, moi je sais ! C’est une photographie !
— Oui Canopée, c’est une photographie et tu peux nous dire à quoi ça servait ?
— C’est un truc avec les humains mais je suis pas sûre, c’est comme nos puces mémoire qui permet de rien oublier j’crois…
— Ce n’est pas tout à fait ça mais Canopée a raison : les humains utilisaient les photographies pour leurs souvenirs. Ce sont des images immobiles qui sont obtenues grâce à des systèmes optiques et une surface qui les recueille pour les capturer. Les humains les utilisaient pour montrer à leurs congénères des événements qui étaient arrivés dans leurs vies et pour les revoir ensuite.
Les images obtenues étaient de faible qualité comme vous pouvez le voir, mais elles nous laissent une trace de cette espèce et de ses inventions. Je sais que ça peut sembler abstrait, mais y aurait-il un volontaire pour me décrire la photographie ? Oui, Sténopé ?
— Il y a deux humains, je crois que c’est un mâle et une femelle. Ils ont les mains ensemble, on dit qu’ils se la tiennent, je crois. On a vu en cours qu’ils font ça pour danser je crois, donc je pense qu’ils dansent. Mais par contre je comprends pas, ils sont au-dessus du feu, ils doivent sûrement marcher sur un truc transparent.
À droite, il y a comme nos tours de désintégration, alors ils étaient peut-être en guerre, c’est sûrement pour ça qu’il y a du feu et qu’ils dansent, pour pas avoir peur.
— Merci Sténopé. Tu as raison : il s’agit d’un mâle et une femelle, en revanche il faut que vous arriviez à imaginer le mouvement, ce n’est pas évident. Sur cette photographie, les deux humains sautent par-dessus le feu et ils avancent du fond de l’image vers nous. Ils ne dansent pas même s’ils se tiennent la main. Sténopé… Un peu de calme ! Eh ! Écoutez-moi ! On n’est pas en récré ici, je vous rappelle qu’il y aura un devoir noté sur la sortie d’aujourd’hui !
Donc, avant d’être interrompue, je disais que Sténopé avait bien fait de parler de la tour derrière à la droite de la photographie. Ce n’est pas une tour de désintégration mais elle permettait aux humains de tuer grâce à l’él-ec-tri-ci-té, une énergie puissante pour une espèce primitive. Sa présence n’indiquait pas forcément une guerre car les humains pouvaient tuer sans raisons précises. Idem pour le feu, l’espèce humaine aimait le danger – anomalie génétique – et on suppose que c’est une des raisons de son extinction.
Oui Vespa, tu as une question ?
— Madame, l’image elle a été attrapée par un photographe non ?
— J’espère que vous avez entendu la remarque de votre camarade. Pour capturer les images, ils utilisaient un appareil qui était actionné par un homme : le photographe. C’est très bien Vespa ! Tu veux rajouter quelque chose ?
— Bah il devait avoir le feu au cul. »
La classe éclata d’un fou rire général et il faut dire que le jeu de mots était bien trouvé : l’incinération fessière correspondait dans l’empire Kori à des examens médicaux intimes réservés aux individus les plus âgés. Les culs-blancs prenaient une douce revanche sur la société aux fesses noircies et son zèle patriarcal.
Planète Terre, troisième millénaire après Jésus-Christ.
L’instant était parfait, Gareth était dans un état de grâce et il le savait. Huit ans qu’il s’était lancé dans la photographie. Huit années pendant lesquelles il avait parcouru le monde sur son scooter, un superbe modèle PX-150. Mais aujourd’hui il ne s’agissait plus de prendre des clichés de la cime des forêts amazoniennes ou de sa faune pour un quelconque magazine découverte.
Aujourd’hui Gareth avait son moment de gloire au bout de l’objectif, on lui avait fait confiance pour promouvoir le jeu télévisé qui ébranlait le monde du canapé : La jungle de la mort. Le cliché était parfait : un homme et une femme au premier plan – parité – et en dessous d’eux le feu qu’ils franchissaient en ne faisant qu’un. Touche subtile : le feu paraissait être un brasier sublimé par la présence lointaine des figurants à l’arrière-plan. Le fond était flou, le proche était net, aucun détail n’était laissé au hasard. Un seul déclic avait suffi, une seule photo.
Il découvrit l’image comme s’il n’en avait jamais vu. Il était là, tel Joseph Niépce éberlué par les murs de Saint-loup-de-Varennes sortis d’une boite noire. Et alors qu’il restait béat, accroupi à côté de la scène, il sentit une gêne :
« Qu’est-ce qu… Ah ! PUTAIN ! »
Le feu, énergie insatiable de l’univers qui ne se souciait pas de l’avenir ou du présent, avait décidé de faire bénéficier Gareth des bienfaits de la médecine Kori : pour lui, ce quadragénaire du maintenant valait bien un bicentenaire du futur.
Du reste, le photographe ne put plus jamais s’asseoir sur son scooter. Drôle de hasard : l’Amazonie et sa canopée furent soulagées de l’importun par la fleur rouge. Le Vespa quant à lui, tout objet inerte qu’il fut, savoura la première victoire des petits de ce monde face aux sombres postérieurs.