La Grenouille (nouvelle courte)
Publié : 03 novembre 2016, 12:53
Le p'tit dernier dans la série short story, mon goût de l 'Histoire l'a emporté !
La première et dernière phrases sont extraites de deux romans.
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La Grenouille
" Tout cela commençait à lui paraître vraiment de la folie. Suivre un âne ! La nuit !
Isidore de Bain enrageait. On entendait des bruits : craquements de branches, envolée d'ailes, claquements de becs, foulement des herbes, trots hâtifs de bêtes effarouchées. Ce benêt de Jean-François marmonnait dans sa barbe : « On y va, on y va ça ! » et puis se retournant de temps en temps, il ajoutait dans un petit rire : « J'y vois comme la chouette ! Craignez rien ! J'vas ben retrouver le chemin ! » en roulant les « r » dans un patois chargé d'eau-de-vie. Idiot ! Il les avait perdus deux fois déjà !
De Bain fuyait la Garde Royale. Une sale affaire : à la Cour, un prince de sang avait ridiculisé son lignage, humilié son nom avec morgue devant toute une assemblée de jupes en soie, éventails nacrés et perruques vertigineuses.
Il avait pris l'imbécile par le collet et l'avait souffleté avec vigueur. Il haïssait la puissance et l'insolence des riches, lui qui était de noblesse pauvre, condamné à leur mépris.
Dans le parc, deux témoins avaient effectué le contrôle des lames pendant qu'une horde de marquis apeurés suivaient l'affaire aux fenêtres. De Bain avait blessé son adversaire : une longue entaille qui saignait vif, fatale.
Il avait dû déguerpir aussitôt. On embastillait ou bannissait à vie pour un duel de ce genre.
Jean-François, un valet d'écurie, l'y avait aidé. Une bourse de dix écus trébuchants l'avait immédiatement convaincu. Son haleine témoignait qu'on aurait pu l'acheter pour un pichet de gnôle...
Le bonhomme avait dans l'idée de cacher De Bain chez la Grenouille. On disait que la fille vivait des subsides que lui pourvoyait le destin : elle logeait les brigands des bois, soignait les riches rossés et volés par eux, les évadés aussi, désireux de se soustraire à la justice royale. Elle en avait caché beaucoup, aimé aucun mais on disait qu'elle était belle, vénale et désirable. Personne ne l'avait jamais vue mais tout le monde la connaissait. Il fallait payer cher son silence pour fuir par les marais. Elle avait sa légende : on disait qu'elle était sorcière, maudite et morte-vivante ; les bandits à sa solde régnaient par la peur.
Ils arrivèrent à un carrefour. Dans la nuit, au pied du calvaire, ils distinguèrent une silhouette puis une fille, toute jeune, accroupie.
- Qu'equ' tu fais donc là à c't'heure ? demanda Jean-François en éclairant la gamine de sa lanterne.
- J'y regarde si y'a des sous.
- Ben tu vois dans l'noir comme ça ?
- Ben non, j'y attends !
- Qu'e'qu t'attends ?
- Ben vous !
- Ben pour quoi faire ?
- Ben pour les sous !
Les deux hommes se regardèrent, éberlués.
- Pasque tu crois qu'on va t'en donner ?
- Ben ! Obligé tiens !
- Et pourquoi qu'tu penses ça ?
- Ben tiens ! Qui c'est qui va vous faire traverser ?
- C'est toi le guide ?
- Ben oui mon vieux !
- T'es la Grenouille ?!
- Ben oui !
La fille prit un air de chat sauvage, les yeux féroces et d'une main leste, écarta les joncs, désigna d'un menton farouche, une barque.
- Les sous d'abord !
Une lueur pâle balaya l'horizon. On entendit des chevaux. La Garde Royale !
Cachés par les roseaux, ils montèrent dans le fragile esquif tandis que Jean-François grondait en chuchotant :
- S'pèce de voleuse ! C'est y pas un crime de se faire voler comme ça !
De Bain scruta la rive opposée : il lui restait une chance. Et voyant la gamine qui ramait comme un homme, fière et forte dans ses haillons gonflés par la bourse d'écus, il dit :
- Que voulez-vous, c'est sur le fumier que poussent les plus belles roses ! "

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La Grenouille
" Tout cela commençait à lui paraître vraiment de la folie. Suivre un âne ! La nuit !
Isidore de Bain enrageait. On entendait des bruits : craquements de branches, envolée d'ailes, claquements de becs, foulement des herbes, trots hâtifs de bêtes effarouchées. Ce benêt de Jean-François marmonnait dans sa barbe : « On y va, on y va ça ! » et puis se retournant de temps en temps, il ajoutait dans un petit rire : « J'y vois comme la chouette ! Craignez rien ! J'vas ben retrouver le chemin ! » en roulant les « r » dans un patois chargé d'eau-de-vie. Idiot ! Il les avait perdus deux fois déjà !
De Bain fuyait la Garde Royale. Une sale affaire : à la Cour, un prince de sang avait ridiculisé son lignage, humilié son nom avec morgue devant toute une assemblée de jupes en soie, éventails nacrés et perruques vertigineuses.
Il avait pris l'imbécile par le collet et l'avait souffleté avec vigueur. Il haïssait la puissance et l'insolence des riches, lui qui était de noblesse pauvre, condamné à leur mépris.
Dans le parc, deux témoins avaient effectué le contrôle des lames pendant qu'une horde de marquis apeurés suivaient l'affaire aux fenêtres. De Bain avait blessé son adversaire : une longue entaille qui saignait vif, fatale.
Il avait dû déguerpir aussitôt. On embastillait ou bannissait à vie pour un duel de ce genre.
Jean-François, un valet d'écurie, l'y avait aidé. Une bourse de dix écus trébuchants l'avait immédiatement convaincu. Son haleine témoignait qu'on aurait pu l'acheter pour un pichet de gnôle...
Le bonhomme avait dans l'idée de cacher De Bain chez la Grenouille. On disait que la fille vivait des subsides que lui pourvoyait le destin : elle logeait les brigands des bois, soignait les riches rossés et volés par eux, les évadés aussi, désireux de se soustraire à la justice royale. Elle en avait caché beaucoup, aimé aucun mais on disait qu'elle était belle, vénale et désirable. Personne ne l'avait jamais vue mais tout le monde la connaissait. Il fallait payer cher son silence pour fuir par les marais. Elle avait sa légende : on disait qu'elle était sorcière, maudite et morte-vivante ; les bandits à sa solde régnaient par la peur.
Ils arrivèrent à un carrefour. Dans la nuit, au pied du calvaire, ils distinguèrent une silhouette puis une fille, toute jeune, accroupie.
- Qu'equ' tu fais donc là à c't'heure ? demanda Jean-François en éclairant la gamine de sa lanterne.
- J'y regarde si y'a des sous.
- Ben tu vois dans l'noir comme ça ?
- Ben non, j'y attends !
- Qu'e'qu t'attends ?
- Ben vous !
- Ben pour quoi faire ?
- Ben pour les sous !
Les deux hommes se regardèrent, éberlués.
- Pasque tu crois qu'on va t'en donner ?
- Ben ! Obligé tiens !
- Et pourquoi qu'tu penses ça ?
- Ben tiens ! Qui c'est qui va vous faire traverser ?
- C'est toi le guide ?
- Ben oui mon vieux !
- T'es la Grenouille ?!
- Ben oui !
La fille prit un air de chat sauvage, les yeux féroces et d'une main leste, écarta les joncs, désigna d'un menton farouche, une barque.
- Les sous d'abord !
Une lueur pâle balaya l'horizon. On entendit des chevaux. La Garde Royale !
Cachés par les roseaux, ils montèrent dans le fragile esquif tandis que Jean-François grondait en chuchotant :
- S'pèce de voleuse ! C'est y pas un crime de se faire voler comme ça !
De Bain scruta la rive opposée : il lui restait une chance. Et voyant la gamine qui ramait comme un homme, fière et forte dans ses haillons gonflés par la bourse d'écus, il dit :
- Que voulez-vous, c'est sur le fumier que poussent les plus belles roses ! "