Les 20 000 (nouvelle courte)
Publié : 03 décembre 2016, 18:51
Un petit texte qui se trouve entre deux mondes, de genre fantastique. Quatrième dimension... quand tu nous tiens !
Les 20 000
" Depuis que Léa Zeitman était arrivée, elle n'en croyait pas ses yeux... Aucun stand. Pourtant, la place était bondée, des individus se tenaient là, debout, partout, mais silencieux.
Elle s'apprêta à quitter les lieux imaginant qu'elle avait mal lu, mal vu... pourtant elle était sûre d'avoir bien observé l'annonce publiée sur internet :
« Marché aux Livres, place de l'Opéra, dimanche soir ». Un marché nocturne, pour ce genre de produit, ce n'était pas si courant.
C'est au moment où elle fit demi-tour qu'une voix l'interpella :
— Mademoiselle !
Lorsqu'elle se retourna, elle vit près d'elle, un homme.
— Cherchez-vous quelque chose mademoiselle ?
— J'ai dû me tromper, je croyais qu'il y avait un marché aux livres ce soir...
L'homme la regardait fixement. Puis elle distingua nettement les autres silhouettes tout autour se mouvoir, d'abord lentement, puis plus rapidement, pour se rapprocher d'eux. En quelques instants, on l'entoura. Mais c'était un cortège de silhouettes faméliques et comme déjetées par la nuit : de grands manteaux flous, des chapeaux d'homme défaits, des robes de femmes diaphanes masquaient les visages et les corps des personnes attroupées. C'était étrange. On aurait dit des ombres. Elle eut peur.
— Cherchez- vous quelque chose de spécial mademoiselle ? reprit l'homme qui l'avait appelée.
Ses yeux creux et sombres ne la quittaient pas. Les autres se tenaient là, muets, resserrant un cercle devenu menaçant. Puis, à un signe mutuel, ils la regardèrent tous ensemble, en même temps. Et au moment où son cœur fut étreint d'une terrible angoisse, l'homme dit encore :
— Je crois que vous nous avez trouvés mademoiselle. Et que c'est nous qui vous attendions.
— Mais qui êtes-vous ? s'écria-t-elle, terrorisée.
Il recula et d'un geste, demanda aux autres de se présenter.
Le premier à s'avancer fut un homme, abondamment barbu, au regard posé.
— Je suis Le Capital, prononça-t-il.
Un autre, plus mince et gauche déclina son identité :
— Je suis Brûlant secret, réédité en 1945.
Un petit, finement barbu, aux binocles rondes et démodés, la salua de son chapeau :
- Psychopathologie de la vie quotidienne.
Et la jeune femme comprit. Un éclair rouge-sang creva son esprit, l'étendard nazie se déploya dans l'air comme un oiseau géant, maléfique, mortifère. Devant un immense brasier, un récitant proféra, le bras levé en l'air : « Contre la valorisation excessive de la vie pulsionnelle qui dégrade l'âme ! Pour la noblesse de l'âme humaine ! Je jette aux flammes les écrits de Sigmund Freud. » Une procession aux chants tudesques et virils cernait le feu ; des gens alentour criaient, galvanisés par les flammes, par les chants, par les armes .
Léa les reconnut tous : ses travaux universitaires, son âpre recherche de la vérité et de la justice, ses origines juives, la Shoah qu'elle étudiait de manière si obsédante l'avaient menée ici et faisaient d'elle le dépositaire de la mémoire collective.
La foule ne s'arrêtait plus. Ils étaient là les 20 000 : Albert Einstein, Karl Marx, Thomas et Heinrich Mann, Stefan Zweig, Sigmund Freud... les brûlés de l'Histoire.
Oui... " Là où l'on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes." disait Heinrich Heine.
Dans la quatrième dimension, il arrive que les vivants rencontrent les morts et leurs passeurs d'âmes, alors les contactés deviennent les messagers de l'au-delà.
Léa lança le projet « Babel» : l'édification d'un monument unique en son genre. En 1995, à Berlin, une plaque de verre fut incrustée dans le pavé. Au travers, on peut voir une pièce dénudée avec des étagères vides à l’intérieur. C'est la place « Babel», mémorial de l’autodafé du 10 mai 1933, place de l’Opéra à Berlin."
Les 20 000
" Depuis que Léa Zeitman était arrivée, elle n'en croyait pas ses yeux... Aucun stand. Pourtant, la place était bondée, des individus se tenaient là, debout, partout, mais silencieux.
Elle s'apprêta à quitter les lieux imaginant qu'elle avait mal lu, mal vu... pourtant elle était sûre d'avoir bien observé l'annonce publiée sur internet :
« Marché aux Livres, place de l'Opéra, dimanche soir ». Un marché nocturne, pour ce genre de produit, ce n'était pas si courant.
C'est au moment où elle fit demi-tour qu'une voix l'interpella :
— Mademoiselle !
Lorsqu'elle se retourna, elle vit près d'elle, un homme.
— Cherchez-vous quelque chose mademoiselle ?
— J'ai dû me tromper, je croyais qu'il y avait un marché aux livres ce soir...
L'homme la regardait fixement. Puis elle distingua nettement les autres silhouettes tout autour se mouvoir, d'abord lentement, puis plus rapidement, pour se rapprocher d'eux. En quelques instants, on l'entoura. Mais c'était un cortège de silhouettes faméliques et comme déjetées par la nuit : de grands manteaux flous, des chapeaux d'homme défaits, des robes de femmes diaphanes masquaient les visages et les corps des personnes attroupées. C'était étrange. On aurait dit des ombres. Elle eut peur.
— Cherchez- vous quelque chose de spécial mademoiselle ? reprit l'homme qui l'avait appelée.
Ses yeux creux et sombres ne la quittaient pas. Les autres se tenaient là, muets, resserrant un cercle devenu menaçant. Puis, à un signe mutuel, ils la regardèrent tous ensemble, en même temps. Et au moment où son cœur fut étreint d'une terrible angoisse, l'homme dit encore :
— Je crois que vous nous avez trouvés mademoiselle. Et que c'est nous qui vous attendions.
— Mais qui êtes-vous ? s'écria-t-elle, terrorisée.
Il recula et d'un geste, demanda aux autres de se présenter.
Le premier à s'avancer fut un homme, abondamment barbu, au regard posé.
— Je suis Le Capital, prononça-t-il.
Un autre, plus mince et gauche déclina son identité :
— Je suis Brûlant secret, réédité en 1945.
Un petit, finement barbu, aux binocles rondes et démodés, la salua de son chapeau :
- Psychopathologie de la vie quotidienne.
Et la jeune femme comprit. Un éclair rouge-sang creva son esprit, l'étendard nazie se déploya dans l'air comme un oiseau géant, maléfique, mortifère. Devant un immense brasier, un récitant proféra, le bras levé en l'air : « Contre la valorisation excessive de la vie pulsionnelle qui dégrade l'âme ! Pour la noblesse de l'âme humaine ! Je jette aux flammes les écrits de Sigmund Freud. » Une procession aux chants tudesques et virils cernait le feu ; des gens alentour criaient, galvanisés par les flammes, par les chants, par les armes .
Léa les reconnut tous : ses travaux universitaires, son âpre recherche de la vérité et de la justice, ses origines juives, la Shoah qu'elle étudiait de manière si obsédante l'avaient menée ici et faisaient d'elle le dépositaire de la mémoire collective.
La foule ne s'arrêtait plus. Ils étaient là les 20 000 : Albert Einstein, Karl Marx, Thomas et Heinrich Mann, Stefan Zweig, Sigmund Freud... les brûlés de l'Histoire.
Oui... " Là où l'on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes." disait Heinrich Heine.
Dans la quatrième dimension, il arrive que les vivants rencontrent les morts et leurs passeurs d'âmes, alors les contactés deviennent les messagers de l'au-delà.
Léa lança le projet « Babel» : l'édification d'un monument unique en son genre. En 1995, à Berlin, une plaque de verre fut incrustée dans le pavé. Au travers, on peut voir une pièce dénudée avec des étagères vides à l’intérieur. C'est la place « Babel», mémorial de l’autodafé du 10 mai 1933, place de l’Opéra à Berlin."