Saejin (récit court)
Publié : 23 janvier 2017, 12:46
SAEJIN
" Il ne nous avait rien dit de lui, et nous regrettions à présent notre absence de curiosité.
La section avait été massacrée. De le charpie humaine, c'est tout ce qu'il en restait. Combien nous étions ? J'ai compté vite : 8, 10 à tout casser. On était partis à la recherche des gars dès que les Il-10 s'étaient éloignés. Les Beast, on les appelait ces avions-là. On entendait crier. Ca gueulait : des cris de gars déchiquetés par la mitraille. Et puis tout s'est tu à mesure qu'on avançait. Morts. Mais il y en avait un qu'on entendait encore. « Schoffman, ramène ta gueule ! » a crié le sergent. On a couru. J'étais le toubib.
Et puis on a vu le survivant. Enfin ce qu'il en restait. Un amas de viande avec une bouche ouverte. C'est drôle un soldat. Ca se bat, c'est fort, ça crie, ça bouffe, ça chie mais c'est debout. Un homme couché qui pisse le sang, les entrailles à l'air, c'est comme un gibier. De la viande. Il lui reste un peu d'esprit mais juste concentré sur sa douleur.
—Tous ceux que j'ai vus comme ça crient après leur mère comme des mioches ! dit le sergent.
Lui, c'était un con, un gros con.
Le 15 septembre 1950, MacArthur était passé à l'offensive. Les Nord-Coréens avaient été repoussés jusqu'à la frontière chinoise. Leur situation était désespérée. La Chine populaire leur avait alors envoyé des volontaires et lancé ses divisions dans la bataille de Corée . C'est par là qu'on se trouvait.
Quand on s'est approché du gars – Carberry il s'appelait - c'était pas beau à voir. C'était con, j'aimais bien ce type-là. Il était arrivé quelques semaines plus tôt, muet comme une tombe, toujours prêt à aider les autres, capable de canarder sans s'arrêter, sans poser de questions. On ne savait pas d'où il venait mais il était solide et fiable. Je me suis penché sur lui.
— Carberry !
J'ai soutenu sa tête. Et il a dit un truc. J'ai dit : « Quoi ? » Il a répété :
— Saejin ! Saejin ! Pyongyang... au parc Moranbong.
— Qu'est-ce qu'il dit ?
— Ca m'a tout l'air d'être du coréen chef !...
— Coréen ?
— Ouais, Pyongyang c'est une ville.
— Une ville ?
— Oui, il parle d'un parc : le parc Morenbong .
Carberry s'est éteint à ce moment-là.
Un silence énorme a recouvert la plaine. C'était le silence du deuil qui recouvre un champ de bataille. Comme dans un cimetière. On n'ose pas trop parler à voix haute, on s'en va la queue entre les jambes, tout bête d'être en vie. On n'a pas enterré les cadavres, pas le temps, les Il-10 coréens rôdaient encore, au loin.
— C'est qui le Carberry ? a dit le sergent.
Sa plaque indiquait bien son nom de famille, son prénom, son matricule militaire, son groupe sanguin et sa religion.
— Catholique, c'est pas coréen pourtant ?
— Ben non chef !
— Il nous a vendus peut-être bien !
— Hein ?
— Un GI en train de mourir qui parle coréen. Ca te fait penser à quoi ? Ils nous a vendus ce salaud, c'est une taupe, un traître !
— C'était pas le genre chef !
Mais dans le fond, j'avais des doutes : la guerre, ça détruit tout le monde.
— T'en sais rien ! Fouille-le et magne-toi ! On décroche dès que le bateau est là.
Dans son treillis, à Carberry, j'ai trouvé la photo d'une fille. Une bridée mais vraiment belle. Lui, il est dessus, heureux. Au dos, c'est écrit : Saejin, perle de l'univers, 1951.
Saejin... C'est un prénom de femme.
Je vais rien dire. L'amour, ça n'a rien à voir avec la guerre.
Au bateau, je pense à la fille qui attend son militaire, dans un parc à Pyongyang.
J'ai mal au cœur. C'est drôle, le soleil qui se couche est plein de sang dans le soir. "
" Il ne nous avait rien dit de lui, et nous regrettions à présent notre absence de curiosité.
La section avait été massacrée. De le charpie humaine, c'est tout ce qu'il en restait. Combien nous étions ? J'ai compté vite : 8, 10 à tout casser. On était partis à la recherche des gars dès que les Il-10 s'étaient éloignés. Les Beast, on les appelait ces avions-là. On entendait crier. Ca gueulait : des cris de gars déchiquetés par la mitraille. Et puis tout s'est tu à mesure qu'on avançait. Morts. Mais il y en avait un qu'on entendait encore. « Schoffman, ramène ta gueule ! » a crié le sergent. On a couru. J'étais le toubib.
Et puis on a vu le survivant. Enfin ce qu'il en restait. Un amas de viande avec une bouche ouverte. C'est drôle un soldat. Ca se bat, c'est fort, ça crie, ça bouffe, ça chie mais c'est debout. Un homme couché qui pisse le sang, les entrailles à l'air, c'est comme un gibier. De la viande. Il lui reste un peu d'esprit mais juste concentré sur sa douleur.
—Tous ceux que j'ai vus comme ça crient après leur mère comme des mioches ! dit le sergent.
Lui, c'était un con, un gros con.
Le 15 septembre 1950, MacArthur était passé à l'offensive. Les Nord-Coréens avaient été repoussés jusqu'à la frontière chinoise. Leur situation était désespérée. La Chine populaire leur avait alors envoyé des volontaires et lancé ses divisions dans la bataille de Corée . C'est par là qu'on se trouvait.
Quand on s'est approché du gars – Carberry il s'appelait - c'était pas beau à voir. C'était con, j'aimais bien ce type-là. Il était arrivé quelques semaines plus tôt, muet comme une tombe, toujours prêt à aider les autres, capable de canarder sans s'arrêter, sans poser de questions. On ne savait pas d'où il venait mais il était solide et fiable. Je me suis penché sur lui.
— Carberry !
J'ai soutenu sa tête. Et il a dit un truc. J'ai dit : « Quoi ? » Il a répété :
— Saejin ! Saejin ! Pyongyang... au parc Moranbong.
— Qu'est-ce qu'il dit ?
— Ca m'a tout l'air d'être du coréen chef !...
— Coréen ?
— Ouais, Pyongyang c'est une ville.
— Une ville ?
— Oui, il parle d'un parc : le parc Morenbong .
Carberry s'est éteint à ce moment-là.
Un silence énorme a recouvert la plaine. C'était le silence du deuil qui recouvre un champ de bataille. Comme dans un cimetière. On n'ose pas trop parler à voix haute, on s'en va la queue entre les jambes, tout bête d'être en vie. On n'a pas enterré les cadavres, pas le temps, les Il-10 coréens rôdaient encore, au loin.
— C'est qui le Carberry ? a dit le sergent.
Sa plaque indiquait bien son nom de famille, son prénom, son matricule militaire, son groupe sanguin et sa religion.
— Catholique, c'est pas coréen pourtant ?
— Ben non chef !
— Il nous a vendus peut-être bien !
— Hein ?
— Un GI en train de mourir qui parle coréen. Ca te fait penser à quoi ? Ils nous a vendus ce salaud, c'est une taupe, un traître !
— C'était pas le genre chef !
Mais dans le fond, j'avais des doutes : la guerre, ça détruit tout le monde.
— T'en sais rien ! Fouille-le et magne-toi ! On décroche dès que le bateau est là.
Dans son treillis, à Carberry, j'ai trouvé la photo d'une fille. Une bridée mais vraiment belle. Lui, il est dessus, heureux. Au dos, c'est écrit : Saejin, perle de l'univers, 1951.
Saejin... C'est un prénom de femme.
Je vais rien dire. L'amour, ça n'a rien à voir avec la guerre.
Au bateau, je pense à la fille qui attend son militaire, dans un parc à Pyongyang.
J'ai mal au cœur. C'est drôle, le soleil qui se couche est plein de sang dans le soir. "