
Sergueï Ivanovitch se réveilla allongé sur le trottoir dans la neige. Son long manteau militaire puait la vodka et de vagues relents de vomissures agressaient ses papilles. Il était enfin revenu. La guerre était finie. Toutes ces saisons d’errance touchaient à leur terme. Mais où était-il ? Il ne reconnaissait pas cette rue grise et froide, obscurcie par un épais brouillard. Comment était-il arrivé là ?
Un nom finit par émerger des brumes de sa mémoire : Kostia. « Ce bâtard de Kostia ! » pensa Sergueï. Vieux cadre du parti, Kostia l’avait accueilli à son domicile pendant quelques temps. Accueilli : le mot était pour le moins inexact ! En vérité, Kostia s’était offert une paire de bras à bon compte. Sergueï accomplissait toutes ses basses besognes en échange du gite et du couvert : « ne t’inquiète pas Sergueï, encore quelques jours et je te ramène chez toi. »
Pour finir, Kostia avait profité d’un soir où Sergueï avait bu plus que de coutume pour le porter jusqu’à sa voiture, l’emmener loin et le laisser tomber par la portière, ivre mort, sur le trottoir glacé de cette rue inconnue.
Inconnue ? Peut-être pas tant que ça…
Tout avait changé. La petite église orthodoxe, qui avait survécu à Lénine, n’avait pas résisté à Staline. Elle avait été rasée et à sa place se dressait désormais un monument austère à la gloire de l’armée rouge. De nouveaux immeubles avaient été construits. Les commerces avaient changé de propriétaire. Les rues avaient changé de nom. Mais c’était bien son quartier : il était enfin revenu chez lui. Sergueï leva les yeux vers le deuxième étage du numéro 23, vers son vieil appartement. Il aperçut une lueur, diffusée par la brume. Pour mieux voir, il lui fallait se remettre sur pieds, debout, seul dans la rue.
Pendant qu’il se levait, des vertiges l’assaillirent et des images de ses années d’errance se bousculèrent dans sa tête : la bataille tout d’abord, la seule qu’il ait jamais livrée de toute cette guerre. Il avait été l’un des premiers à tomber sous la mitraille allemande, touché à la cuisse et au torse. On l’avait laissé pour mort sur le champ de bataille, dans le froid glacial de l’hiver russe. Il avait fini par réussir à ramper jusqu’au cadavre d’un cheval encore fumant de chaleur. Il lui avait ouvert la panse avec sa baïonnette et s’était réfugié dans la pauvre bête pour échapper à l’étreinte du froid mortel. Les allemands l’avaient trouvé le lendemain et l’avaient fait prisonnier.
Comme beaucoup de prisonniers de guerre, on l’avait envoyé dans une ferme pour travailler à la place des soldats partis au front. Il se souvenait de la fermière, une vraie sorcière, qui le logeait dans une porcherie, au milieu des cochons et de leurs immondes remugles.
Sergueï avait fini par s’évader pour être finalement repris après s’être malencontreusement retrouvé nez à nez avec un panzer. Cette vision terrifiante le hantait encore : l’embouchure du canon pointée sur lui, comme un œil unique capable de décider s’il devait vivre ou mourir. Devant ce canon, Sergueï avait senti son être se recroqueviller au plus profond de lui jusqu’à n’être plus rien, plus personne. Mais les allemands s’étaient contentés de le faire à nouveau prisonnier.
Peu importait à présent : tout cela était maintenant fini. Sergueï, tremblant mais fier, se dressait dans sa rue, et par la fenêtre entrouverte il entendait la douce voix d’Olia, sa femme. Elle fredonnait une mélodie qu’il ne connaissait pas. Comme tout avait changé. Tant d’années perdues ! Tant de musiques qu’ils auraient dû découvrir ensemble ! Tant de joies et de peines qu’ils auraient dû partager !
C’est alors qu’il aperçut un détail qui le terrassa. Olia avait changé la tapisserie sur les murs. Pourtant, elle adorait ce motif floral qu’ils avaient choisis ensemble au magasin général, sur les quais. Que signifiait ce papier rouge vif ?
Ce qu’il signifiait, Serguei le savait trop bien. Olia, sa chère Olia, avait refait sa vie avec un autre homme. Probablement un de ces profiteurs de guerre, planqués loin du front, qui n’avait rien d’autre à faire que de reluquer les femmes de soldats et qui n’avait eu aucun mal à profiter de sa faiblesse, de son chagrin. C’était l’humiliation de trop, celle qu’il ne pouvait affronter. Alors Sergueï fourra ses grandes mains dans ses poches et entrepris de descendre la rue à grands pas. Derrière lui, un téléphone sonnait. Il n’y prêta aucune attention.
oooOooo
- Allo, ici Olia Katievna
- (…)
- Ivan, arrête de m’appeler tous les jours au téléphone.
- (…)
- Je sais que tu meurs d’envie d’emménager avec moi, mais je te l’ai déjà dit : je suis en train de refaire la tapisserie dans l’appartement.
- (…)
- Oui, ça fait longtemps que j’ai commencé, mais je tiens à ce que tout soit parfait. Allez, au revoir et –s’il te plait– ne rappelle pas demain.
Olia frissonna. L’air glacé de la rue s’était engouffré dans l’appartement, à la faveur d’une brise un peu plus forte. Alors qu’elle s’approchait de la fenêtre pour la refermer, un nouveau frisson s’empara d’elle, mais celui-ci ne venait pas du dehors. Il émanait du plus profond de son être, écho d’une peur enfouie mais terrible. Au contact de l’air froid, son souffle se cristallisa devant elle en une brume blanche. Sa douleur sourde parvint elle aussi à se cristalliser en ces quelques mots : « Sergueï, mon Sergueï, je t’en supplie, dépêche-toi de me revenir. Je ne pourrai plus tenir bien longtemps ». Elle referma la fenêtre et remisa sa peur dans sa cachette secrète, aux tréfonds de son âme, si loin d’Ivan et des autres, si près de son cœur. Après un dernier regard dans la rue, Olia se retourna vers son salon. Elle n’aperçut même pas la silhouette de soldat qui disparaissait dans la brume neigeuse.