Mémoires photographiques

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Mr Strangeweather
Pie volage
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Mémoires photographiques

Message par Mr Strangeweather »

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Je venais de m’établir à mon compte. Mes dernières économies avaient été englouties dans l’achat d’un appareil photographique dernier cri et j’essayais tant bien que mal de vivre de mes talents d’embaumeur de souvenirs. J’avais établi mon quartier général dans un pub irlandais du centre ville. L’Old James bar présentait l’avantage de disposer d’un téléphone public que l’on pouvait appeler de l’extérieur. Son numéro figurait en bonne place sur mes cartes de visite flambant neuves.

Ce soir là, je sirotais une bière en compagnie de trois charmantes demoiselles que je venais de photographier pour ma collection personnelle, lorsque le téléphone retentit. Je me précipitai vers la cabine : mon premier contrat de la journée, pas question de le rater !

On me demanda de me rendre sans attendre au domicile de Mademoiselle Irma Sullivan, au 145 Elm street, muni de mon matériel. La somme promise était rondelette, de quoi calmer l’ulcère de mon banquier. Comme presque tous les habitants de Blinktown, je savais qui était Miss Sullivan. Son nom sentait le soufre. Un photographe plus expérimenté et surtout plus argenté que moi aurait sans doute décliné l’offre, mais nécessité fait loi.

Irma Sullivan avait hérité des commandes de l’empire criminel fondé par son père « Gambling Jack » Sullivan. Un an auparavant, une des nombreuses voitures du vieux Jack avait terminé sa course au fond de creek canyon. Sullivan n’était pas à une voiture près, il pouvait se permettre d’en perdre une de temps en temps. Le problème de la Bentley, c’est que Jack était dedans. Sa légendaire chance au jeu ne lui fut d’aucun secours : personne n’a encore trouvé la martingale pour survivre à une chute de 500 pieds. D’aucuns prétendirent même que les freins de la Bentley avaient reçu un petit coup de pouce du destin…

Sa fille avait repris l’entreprise familiale sans effusion de sang notoire. D’un naturel prudent, Gambling Jack avait visiblement préparé sa succession depuis longtemps. Après un moment de flottement où chacun attendait des changements inconsidérés, Irma avait vite rassuré tout son monde en maintenant le rythme des pots de vins vers la police et la mairie.

La chose était entendue : Miss Sullivan était désormais aux affaires. Reste qu’on n’avait toujours pas éclairci cette histoire de freins. Certains observateurs peu attentifs en tirèrent des conclusions hâtives : Miss Sullivan est une fille raisonnable, elle sait qu’il faut éviter de remuer certains bourbiers… En fait, la belle attendait son heure. Elle avait loué les services d’un privé de New York, du genre teckel hargneux qui ne vous lâche pas le mollet une fois qu’il a planté ses crocs dedans. Le type avait enquêté discrètement, lentement, mais sûrement. Je ne le savais pas encore, mais il avait remis son rapport à la belle deux jours avant le coup de fil. Il avait réussi à mettre un nom sur le destin, un nom et trois prénoms.

Adam, Bobby et Chuck O’Donnell contrôlaient respectivement les jeux, les filles et l’alcool dans les quartiers sud de Blinktown, théoriquement pour le compte de l’empire Sullivan. La régularité alphabétique de leurs prénoms était sans doute à porter au crédit de parents peu imaginatifs, mais les trois frères ne manquaient pas de créativité dans leur domaine. Les tripots tournaient à plein régime et l’argent coulait à flots. Tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes criminels possible s’il n’y avait pas eu tant de fuites dans le pipeline. Le débit de dollars se rétrécissait furieusement à l’arrivée au 145 Elm street. Gambling Jack finit par soupçonner l’embrouille et commença à poser des questions. Sentant le vent tourner à l’aigre, les trois frères décidèrent alors d’offrir une révision gratuite à la Bentley…

Ne sachant rien de ce contexte explosif, je me présentai au n° 145 dans mes plus beaux atours, le trépied en bandoulière. Un larbin chauve et stylé me conduisit dans une sorte de petit salon. Son col amidonné cachait mal une vilaine cicatrice et sa veste lui faisait comme une bosse dans le dos au niveau de la ceinture ; encore un qui devait faire des heures supplémentaires dans la livraison de pruneaux !

Miss Sullivan m’attendait sagement, flanquée des trois enluminures. Ils avaient déposé leur pardessus et leur chapeau sur des patères, alors qu’Irma avait gardé son vison. Etrange. A l’évidence, ces trois hommes étaient des visiteurs et Irma Sullivan les recevait chez elle : pourquoi gardait-elle son manteau ? Peut-être avait-elle un autre rendez-vous. Elle me présenta les frères O’Donnell comme des amis de son père, ce qui avait dû être vrai à une époque. « J’ai convoqué ces messieurs pour leur remettre un document de la plus haute importance », me dit-elle, « et je vous ai demandé de venir pour que vous puissiez immortaliser l’événement. Installez votre matériel, nous sommes prêts quand vous l’êtes ».

Tout en effectuant mes réglages, j’observais la jeune femme du coin de l’œil. Elle avait de toute évidence une idée bien arrêtée derrière la tête et, quoi que ce fût, elle n’avait pas encore affranchi les trois autres. Alors que je terminais mes préparatifs, elle dit un mot à l’oreille du larbin. Il quitta la pièce et revint au bout de deux minutes, avec un bloc-notes qu’il remit à sa patronne. Il ne me restait plus qu’à justifier mon salaire : « Mademoiselle, messieurs, si vous voulez bien prendre place pour la photographie… ». Elle s’assit avec élégance dans un fauteuil en bois. Le larbin rapprocha deux sièges de part et d’autre. Adam pris place à la droite d’Irma et Chuck à sa gauche. J’invitai Bobby à se tenir debout derrière : plus petit que les deux autres, il tenait dans le cadre.

Irma tendit alors le bloc-notes à Chuck et lui demanda d’en prendre connaissance. Je sais maintenant qu’il s’agissait du rapport rédigé par le privé New-yorkais. Chuck commença à lire. Très vite, ses joues prirent une couleur pâle et ses yeux s’agrandirent. D’un léger coup de tête, Irma Sullivan me fit signe de prendre la photo. Et c’est ainsi que la pellicule les surprit. Chuck achevait la lecture de son arrêt de mort. Adam, voyant la tête de son frère, essayait de déchiffrer ce qui était écrit sur le bloc-notes. Bobby semblait perdu dans ses pensées, les yeux presque fermés. Je crois que lui seul, parmi les trois, avait vraiment compris ce qui l’attendait.

Je n’ai pas raté mon coup. En un cliché, je suis parvenu à fixer les dernières heures de vie qui restaient à ces trois types. Pourtant, à chaque fois que je revois cette photo, c’est Irma Sullivan qui s’impose à mes yeux. Les mains délicatement posées sur son manteau de fourrure elle regarde au loin, comme si elle n’était déjà plus ici, comme si les frères O’Donnell n’existaient déjà plus. Aujourd’hui encore, l’intensité de son regard me fait frémir.

Laissant les trois frères à la contemplation de leur triste sort, elle se leva et se dirigea vers moi : « Monsieur Savaretti, j’ai une course à faire à la gare centrale. Auriez-vous l’amabilité de m’y accompagner ? ». Je parvins avec peine à baragouiner un propos aimable et vaguement affirmatif, tout en rangeant mon appareil, puis je sortis de la maison avec elle. Elle partagea un regard complice avec son majordome avant qu’il ne referme la porte. La suite des événements lui était clairement confiée.

Nous n’échangeâmes que quelques mots le long du boulevard. Elle me fit promettre de lui apporter le cliché dès le lendemain et me remit un chèque du montant convenu.

Je me présentai à nouveau au n° 145 le lendemain matin à la première heure. Irma me reçut dans son bureau. Elle sortit la photographie de l’enveloppe, y jeta un regard approbateur et la punaisa sur le mur derrière elle. Je pris immédiatement congé. On retrouva les corps des frères O’Donnell trois jours plus tard, au milieu des carcasses bovines dans la chambre froide de la boucherie Standford & fils, suspendus comme des manteaux sur des patères.

Depuis ce jour, chacun des sbires de l’empire Sullivan a eu le loisir de contempler ma photographie lorsqu’il s’asseyait pour présenter ses comptes à la patronne. Chacun d’entre eux a eu l’âme percée par ce regard lointain et implacable. A ma connaissance, les problèmes de fuite de pipeline cessèrent du jour au lendemain.

Je ne devais revoir Irma Sullivan que dix ans plus tard. J’étais alors devenu photographe de la police. Je fus convoqué à 6 heures du matin par l’inspecteur de service au 145 Elm street, où j’eus la lourde tâche de fixer une dernière fois la fille de Gambling Jack sur la pellicule. Je la photographiai, allongée, nue sur le parquet, étranglée par un de ces foulards de soie verte qu’elle affectionnait tant. D’aucuns prétendirent même que le foulard ne s’était pas noué tout seul…

La photo était toujours accrochée au mur. Profitant d’un moment d’inattention de l’inspecteur, je la fourrai discrètement dans la poche de ma veste. Inutile d’encombrer l’enquête avec ça.
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Montparnasse
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Re: Mémoires photographiques

Message par Montparnasse »

Pas d'inquiétude, j'avais lu et apprécié ton récit. Belle production de genre ! Parfois, nous restons silencieux, faute de temps. Il faut que les auteurs nous pardonnent, nos yeux les remercient ! :super:
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Re: Mémoires photographiques

Message par Liza »

J'ai apprécié aussi, une histoire qui coule toute seule.

J'ai bien aimé l'expression « embaumeur de souvenir » très figurative et parfaitement adaptée. (apprécier l'expression qui va hurler !)
On ne me donne jamais rien, même pas mon âge !
 
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Re: Mémoires photographiques

Message par Dona »

Montparnasse a écrit :Pas d'inquiétude, j'avais lu et apprécié ton récit. Belle production de genre ! Parfois, nous restons silencieux, faute de temps. Il faut que les auteurs nous pardonnent, nos yeux les remercient ! :super:
Montparnasse : quel bel aphorisme ! :bouquet:
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