Les villes dont on ne revient pas : Sables

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Mr Strangeweather
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Les villes dont on ne revient pas : Sables

Message par Mr Strangeweather »

Cap au nord. Marcher encore. Le soleil moribond bien calé dans l’œil gauche. Une dernière lampée d’eau dans ma gourde plate et râpeuse.

Il y a trois jours -une éternité- les bédouins de la caravane m’ont mis sur la piste de l’oasis d’Al’Sher, avec pour tout viatique cette outre gorgée d’eau précieuse et la bénédiction d’Allah le très bienveillant et très miséricordieux.

Seigneur, ta bénédiction je l’ai perdue en chemin ! Le sablier de ma vie est bientôt vide. J’ai foulé au pied chacun de ses grains à la recherche d’un lieu qui n’existe sans doute que dans mon imagination enfiévrée. L’eau aussi ne sera bientôt plus qu’un rêve. Loin à gauche, le feu du ciel darde ses dernières flèches rougeoyantes avant de mourir. La mort est douce quand on sait renaître.

Garder le cap.

Ce qu'il me reste à vivre, je ne le compte pas en jours ou en heures, je le compte en dunes. Une, deux ou trois, combien avant de m’écrouler ? Le vent d’Est se lève et lance à l’assaut de mon corps mille et mille soldats de silice. Ils s’infiltrent dans mes narines, mes oreilles, entre mes lèvres craquelées.

Marcher encore.

Autour de moi, le désert semble s’animer. Comme l’eau qui frémit à l’idée d’accueillir le thé du partage. Mais le frémissement ne survit qu’un instant. Il cède vite la place à une colère palpitante. Les dunes, pareilles à des panses de chameaux, s’enflent et se dégonflent en faisant chanter le sable.

Je ne marche plus.

Un palais de silice jaillit devant moi dans un déferlement de hurlements minéraux. Il prend forme sous mes yeux : des arches élégantes, des tours élancées partent conquérir le ciel. Tout autour de moi, villas et palais naissent du désert. Leurs architectures audacieuses prennent vie au mépris de la mienne. Un réseau de passerelles délicates se tisse entre eux et les relie en une toile mortelle. Des escaliers infinis dont les premières marches naissent dans le sable semblent m’inviter vers un nouveau destin. Mais je n’ai plus la force d’avancer.

Alors, le palais de sable s’ouvre tel un écrin pour libérer sa perle.

Tu es née du désert. Ta peau ocre irradie la chaleur, et le vent qui t’apporte m’enivre de musc et de cannelle. Alors que tu t’approches de moi, impudique et franche, ton souffle brûlant réveille mon vieux corps. Tu ne dis rien, mais ton regard est riche de cent contes de destins perdus. Je saisis ta main tendue. Tu viens te plaquer contre moi et tes pieds commencent à s’animer au rythme de mon cœur. Je me laisse entraîner dans ta sarabande, dans une transe tournoyante au centre d’une ville sans fin. Ta chevelure noire ondule aux quatre vents et défie le temps comme la barbe du derviche. Je virevolte avec toi, mon corps toujours collé au tien. Nos pieds s’enfoncent dans le sable, mais tu luttes pour tourner encore.

Je t’accompagne, te soutiens, t’encourage même. Nous luttons ensemble.

Nous tournons encore.

Le sable gagne sur nos jambes, mais nous tournons encore.

Il engloutit mes genoux, me happe jusqu’à la taille, mais nous tournons encore.

Rien ne nous arrêtera.

Alors je comprends que tu es venue me chercher.

Tourner encore.

Je te souris enfin.

Tourner encore.

Mon dernier regard sera pour toi.

Tourner encore.

Mon dernier souffle


sera de


pierre.
Dernière modification par Mr Strangeweather le 18 juin 2016, 17:36, modifié 1 fois.
They are driven by a strange desire, unseen by the human eye.
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Montparnasse
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Re: Les villes dont on ne revient pas : Sables

Message par Montparnasse »

Les dunes, pareilles à des panses de chameaux, s’enflent et se dégonflent en faisant chanter le sable.
Bien trouvé ! Texte agréable par ailleurs et qui incite au voyage, merci :super:
Quand les Shadoks sont tombés sur Terre, ils se sont cassés. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à pondre des œufs.
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EricSimon
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Re: Les villes dont on ne revient pas : Sables

Message par EricSimon »

On dirait presque du vécu, cette expérience irremplaçable de l'océan de sable, que j'ai pu connaître un peu moi aussi. C'est une initiation au rêve, ce désert est relié à l'infini et l'univers devient métaphysique. Dilution des sens qui renaissent dans une autre dimension. Dans cette géologie du vivant naissent de très jolies constructions, ciselures de formulations magiques, incantatoires...
Très bel ouvrage de phrases qui nous redonne un petit goût de Michel Leiris (La Rose des sables), merveilleux texte.
Néanmoins, n'aurait-il pas fallu écrire "ce qu'il me reste à vivre", plutôt que : "Ce qui me reste à vivre", (je ne le compte pas en jours ou en heures...) ?
La notion de ville m'agite beaucoup, elle est fertile, comme celle de ville engloutie, qui nous emmène vers des Borges ou des Buzzati...
Merci pour le voyage
Eric
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