
Stella, la fille du passeur, aimait s’allonger dans l’herbe, au bord du fleuve. Elle se laissait bercer par la mélodie de l’eau et s’imprégnait de chacun des bruits de la nature. Lorsqu’elle avait enfin touché chaque grenouille, chaque bourdon, chaque moustique de son attention consciente, elle savait qu’elle vivait encore.
ooo0ooo
Sur le bac, l’univers de Stella se réduisait à un petit coin devant, à tribord. A genoux sur le bois humide, le menton calé contre la petite rambarde, elle voulait toujours être la première à apercevoir l’autre rive du fleuve, le vieux ponton vermoulu et le chemin sinueux qui s’enfonçait dans les marécages.
ooo0ooo
Stella détestait la ville. Elle ne s’y rendait pas souvent, une ou deux fois par an peut-être. Elle n’est jamais allée à l’école ; son père lui a appris à lire et à écrire.
ooo0ooo
Stella aimait quand la porte de la maison de son père s’ouvrait pour laisser passer un nouveau visiteur. C’était parfois un client occasionnel qui entrait pour s’enquérir de l’horaire du bac, ou alors un voyageur habitué des lieux qui s’arrêtait quelques minutes ou quelques heures pour discuter avec son père en attendant la prochaine traversée. Elle les accueillait tous avec le même sourire. Elle leur servait du thé et les écoutait parler.
ooo0ooo
Tout ce que Stella savait venait de son père et des visiteurs. Son univers se construisait autour de leurs récits, de leurs rires, de leurs colères. Très vite, elle avait compris que les enfants de la ville vivaient dans un autre monde : plus terne, plus fade, commun puisque partagé.
ooo0ooo
Par un frais matin du dix-neuvième printemps de Stella, la jeune femme a entendu un bruit sourd dans le grenier, là où son père se retirait pour écrire avant le lever du soleil. Elle a appelé : pas de réponse. Elle a crié, mais personne ne l’a entendue. Stella a attendu de longues minutes avant d’agripper l’échelle d’une main tremblante. Là-haut, dans le grenier, le corps sans vie de son père l’attendait, allongé sur le sol, près du tabouret en pin verni. Il s’était éteint paisiblement, sans maladie, sans douleur, sans rien qui puisse l’avertir que ce matin là son cœur cesserait de battre.
ooo0ooo
La grande maison près du bac recevait deux sortes de visiteurs. La plupart étaient des gens de la ville qui voulaient rejoindre le nord du pays, ou qui en revenaient. Mais il y avait aussi ceux que Stella appelait les Lointains, ses préférés. Leurs costumes bariolés, leurs odeurs d’épices ou de fleurs, leurs accents gutturaux ou au contraire fluides et chantants, tout en eux fascinait la petite fille. Ils ne venaient jamais par hasard. Tous connaissaient son père et s’entretenaient de longues heures avec lui.
ooo0ooo
La petite Stella adorait donner des noms secrets aux êtres et aux choses. Pas un objet de sa chambre, pas un chien du voisinage, pas une sorte de vent à qui elle n’eut donné un nom connu d’elle seule. La plupart des visiteurs ne valaient pas cette peine : ils repartaient avec le nom qu’ils portaient en entrant. Pour les Lointains, c’était autre chose…
ooo0ooo
Vêtue d’une longue robe noire, Stella pose un pied sur le bac. Elle fait signe au couple de Lointains de monter à bord. De sa main gauche, la jeune femme tient fermement la bride de Fidèle, le cheval de trait qui les fera traverser aujourd’hui. Elle est le passeur désormais. Elle les mènera sur une autre rive, sur une rive possible parmi tant d’autres.
ooo0ooo
Parfois, le fleuve se recouvrait d’une brume épaisse. La petite Stella ne pouvait pas guetter l’autre rive. Elle ne pouvait pas observer son père ou les passagers. Alors elle écoutait. Bruit des sabots sur le bois. Craquement des planches. Mélodie envoutante du chant de son père. Il chantait souvent lorsqu’il y avait du brouillard. Peut-être pour se donner du courage…
ooo0ooo
Stella n’a jamais connu sa mère. Son père lui a souvent dit qu’elle vivait très loin d’ici, dans une grande cité entourée de remparts de marbre blanc. Stella aimait bien les belles pierres. Mais elle aurait préféré pouvoir aimer une mère.
ooo0ooo
Stella et son père vivaient seuls dans la grande maison à côté du bac. Elle aimait particulièrement le mur sud, couvert de lierre. Elle s’y adossait souvent, à l’heure de la sieste, et laissait son esprit vagabonder. Elle se plaisait à imaginer que dans une ville lointaine, une femme était elle aussi adossée à un mur, un grand mur froid en pierre blanche. Cette femme n’aurait eu qu’une pensée : franchir le cours du temps et de l’oubli pour retrouver sa fille dans une grande maison à côté d’un bac.
ooo0ooo
Un jour, son père a ramené de l’autre rive une femme blessée. Sa capeline de feutre noir était souillée d’une large tache de sang. Elle avait rabattu son capuchon sur sa tête, et Stella n’a pas pu distinguer son visage avant que son père n’entraîne l’inconnue au grenier. Stella s’était recroquevillée dans un coin, au pied de l’échelle, pour la regarder monter. Elle espérait pouvoir apercevoir ses traits par en dessous, mais rien n’y a fait. Quand la visiteuse a disparu dans la trappe du grenier, le père de Stella est redescendu et lui a interdit de monter. L’inconnue est restée à peu près une semaine au grenier pour reprendre des forces, puis elle a quitté la maison une nuit, pendant le sommeil de la petite fille. Bien entendu, Stella lui a donné un nom : la Dame sombre.
ooo0ooo
Il n’y avait personne aux funérailles de son père. Personne à part Stella et le jeune prêtre. De tous les habitants de cette ville sordide, aucun n’a jugé utile d’accompagner le passeur sur la dernière rive de sa vie. Pourtant le cimetière est situé en plein cœur de la ville. Ses poings fourrés dans les poches de son manteau brun, Stella est repartie seule, marchant le long de la route pavée. Il faut une heure pour aller de la ville au bac. Une heure, une vie. Une fois revenue dans la grande maison à côté du bac, qui est désormais la sienne, Stella ouvre l’armoire à thé et jette dans l’eau bouillante les feuilles les plus noires qu’elle peut trouver.
ooo0ooo
Petite fille, Stella s’était investie d’une mission : servir le thé aux visiteurs. Les habitués se prêtaient au jeu –surtout les Lointains– et lui ramenaient toutes sortes de thés en provenance des contrées qu’ils avaient parcourues. Ne sachant pas vraiment d’où ils venaient, elle avait entrepris de nommer elle-même chacune des sortes de thés qu’elle conservait dans son armoire.
ooo0ooo
Chaque jour, la fillette a posé la même question à son père. Chaque jour, elle a laissé un espoir fou grandir un peu plus dans son cœur. Il a fini par lui répondre. La Dame sombre n’était pas sa mère.
ooo0ooo
La tasse de Thé noir de la Vallée perdue est posée, encore fumante, sur la table d’écriture que le père de Stella a aménagée au grenier. La jeune femme a étendu son manteau sur le vieux canapé de velours râpeux. Elle ôte une poussière imaginaire sur le devant de sa robe de deuil et s’assoit sur le tabouret en pin verni. Devant elle, des pages et des pages de la petite écriture fine de son père attendent d’être lues.
(A suivre... si le cœur vous en dit)