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AMNESIA
— Monsieur Barton, pouvez-vous me dire ce je tiens dans mes mains ?
— Une lame !
— Non monsieur Barton! Regardez bien !
— Un discours alors !
— Disons que nous nous approchons de la vérité de l'objet mais ce n'est pas encore ça … Réessayez !
— Un orage?
— Non, pas un orage. L'orage ne tient pas dans une main.
— Peut-être est-ce du bitume?
— Bitume ? Pourquoi ?
— Le bitume est jaune et fond sous la langue.
— Hum... Vous avez presque raison. A cela près que ça n'en est pas . Disons que ce n'est pas le bon mot ni le bon objet ni même la bonne définition. Vous devez être fatigué, la séance est close monsieur Barton. Je reviendrai demain.
L'individu sortit de la pièce. Barton resta assis, face à la fenêtre ouverte. Un chant de cendre berça ses oreilles tandis qu'une cascade de chaise retentissait, au loin, sur la route. Ca dura un moment. Quand il voulut se cacher, il avala d'un trait un ongle tordu. C'était bon. Mais il lui restait à lustrer son lit et ça, sans l'aide d'un jumeau, c'était une opération délicate. Peut-être trouverait-il assez de brouillard aux cuisines. Il l'utiliserait pour ranger son pansement avant de conduire.
— Notre patient est entré dans la phase de l'altérité linguistique, il désigne autrement les objets usuels que par leur vrai nom mais sa confusion langagière n'a pas d'incidence sur la logique de ses réactions. Il nomme mal les objets mais sait s'en servir ! C'est une étape décisive dans notre expérience. Nous avançons à pas de géant ! conclut Gentry, satisfait.
— Sera-ce suffisant ? demanda Colyn, son assistant, l'air soucieux.
— Bien entendu ! En isolant l'élément pathogène : l'émotion, et en l'annihilant par le traitement, nous exterminons le germe des affects et des résidus psychologiques qui peuvent anéantir un individu émotionnellement. Il devient un être mécanique. Voilà notre unique objectif !
— Décérébrer un homme... Détruire sa volonté, sa mémoire, sa dignité ... Nous servir..., murmura Colyn.
— Quel air dubitatif ! Avez-vous donc perdu de vue le but de l'expérience ?
Le regard et l'intonation de Gentry contenaient une menace sensible. Colyn le comprit immédiatement. La machine infernale était en marche. Il n'y pouvait rien. Le gouvernement avait ordonné la conception d'hommes-mécaniques : une main d'oeuvre à bon marché, jamais faible, jamais vaincue. Les Chantiers de l'avenir exigeaient le Programme.
Dans sa cellule, Barton se tenait prostré.
On n'aurait pas cru, à l'épier par l'oeilleton de la porte blindée, que son esprit martelait sans cesse, à toute heure, la même phrase. Méditatif, il rêvait d'une forme. Il rêvait d'une voiture. Etait-ce bien le nom ? Une casserole peut-être ? Elle avait des feux ondulés et des fruits étincelants. Ou bien était-ce une forêt ? Oui, une forêt plutôt. Ou une fleur? Oui, plutôt une fleur. Mais vraiment... était-ce vraiment son nom ?
Dans ses songes, l'objet brillait de mille faisceaux, se démultipliait, se dépixellisait et revenait, obsédant. Il finissait sa nuit, l'oeil ouvert, projetant mentalement une photographie floue dont les contours lui rappelaient quelque chose qu'il ne parvenait pas à nommer.
Le spectogramme indiquait, par ses oscillations, un bouleversement nerveux.
Comme à chaque fois, le médecin observa attentivement la représentation numérique du patient. Au vu du grand désordre cérébral qui y régnait, il indiqua à l'infirmier :
— Renforcez la prise d'Amnésia. Et surveillez-le bien, il a encore des souvenirs. Il ne faut pas. Et dites à madame Barton de cesser d'appeler tous les jours !