XCIII
Le neveu de Marsile (il s’appelle Aelroth)
Chevauche tout le premier devant l’armée païenne.
Quelles injures il jette à nos Français !
« Félons Français, vous allez aujourd’hui lutter avec les nôtres !
« Celui qui vous devait défendre vous a trahis.
« Quant à votre empereur, il est fou de vous avoir laissés dans ces défilés ;
« Car c’en est fait aujourd’hui de l’honneur de douce France,
« Et Charles le Grand va perdre ici le bras droit de son corps. »
Roland l’entend : grand Dieu, quelle douleur !
Il éperonne son cheval et le lance bride abattue.
Le comte frappe le païen des plus rudes coups qu’il peut porter ;
Il fracasse l’écu d’Aelroth, lui rompt les mailles du haubert ;
Lui tranche la poitrine, lui brise les os,
Lui sépare toute l’échine du dos,
Et avec sa lance lui jette l’âme hors du corps.
Le coup est si rude qu’il fait chanceler le misérable,
Si bien que Roland, à pleine lance, l’abat mort de son cheval,
Et que le cou du païen est en deux morceaux.
Roland cependant ne laissera pas de lui parler :
« Va donc, brigand, et sache bien que Charlemagne n’est pas fou
« Et qu’il n’aima jamais la trahison.
« En nous laissant aux défilés il a agi en preux,
« Et la France ne perdra pas aujourd’hui son honneur.
« Frappez, frappez, Français : le premier coup est nôtre.
« C’est à ces gloutons qu’est le tort, c’est à nous qu’est le droit. »
XCIV
Il y a là un duc du nom de Falseron :
C’est le frère du roi Marsile.
Il tient la terre de Dathan et Abiron,
Et il n’est pas sous le ciel d’homme plus scélérat ni plus félon.
Entre ses deux yeux il a le front énorme,
Et l’on y pourrait mesurer un grand demi-pied.
À la vue de son neveu mort, il est frappé de douleur,
Sort de la foule, se précipite,
Jette le cri des païens
Et, dans sa rage contre les Français :
« C’est aujourd’hui, dit-il, que douce France va perdre son honneur. »
Olivier l’entend, il en a grande colère,
Des deux éperons d’or pique son cheval
Et va frapper Falseron d’un vrai coup de baron.
Il lui brise l’écu, rompt les mailles du haubert,
Lui plonge dans le corps les pans de son gonfanon,
Et, à pleine lance, l’abat mort des arçons.
Alors il regarde à terre, et, y voyant le misérable étendu,
Il lui dit ces très-fières paroles :
« Point n’ai souci, lâche, de vos menaces.
« Frappez, frappez, Français ; nous les vaincrons. »
Puis : « Montjoie ! » s’écrie-t-il. C’est le cri de l’Empereur.
XCV
Il y a là un roi du nom de Corsablis ;
Il est de Barbarie, d’un pays lointain.
Le voilà qui se met à interpeller les autres païens :
« Nous pouvons aisément soutenir la bataille :
« Les Français sont si peu !
« Ceux qui sont devant nous sont à dédaigner ;
« Pas un n’échappera, Charles n’y peut rien,
« Et voici le jour qu’il leur faudra mourir. »
L’archevêque Turpin l’entend :
Il n’est pas d’homme sous le ciel qu’il haïsse autant que ce païen ;
Des éperons d’or fin il pique son cheval
Et va frapper sur Corsablis un coup terrible.
L’écu est mis en pièces, le haubert en lambeaux ;
Il lui plante sa lance au milieu du corps.
Le coup est si rude que le Sarrasin chancelle et meurt ;
À pleine lance, Turpin l’abat mort sur le chemin ;
Puis regarde à terre et y voit le païen-étendu.
Il ne laisse pas de lui parler, et lui dit :
« Vous en avez menti, lâche païen ;
« Mon seigneur Charles est toujours notre appui,
« Et nos Français n’ont pas envie de fuir.
« Quant à vos compagnons, nous saurons bien les arrêter ici.
« Voici la nouvelle que j’ai à vous apprendre : vous allez tous mourir.
« Frappez, Français : que pas un de vous ne s’oublie.
« Le premier coup est nôtre, Dieu merci ! »
Puis : « Montjoie ! Montjoie ! » s’écrie-t-il, pour rester maître du champ.
XCVI
Malprime de Brigal est frappé par Gerin ;
Son bon écu ne lui sert pas pour un denier :
La boucle de cristal en est brisée,
Et la moitié en tombe à terre.
Son haubert est percé jusqu’à la chair
Et Gerin lui plante au corps sa bonne lance.
Le païen tombe d’un seul coup ;
Satan emporte son âme.
XCVII
Le compagnon de Gerin, Gerer, frappe l’Émir ;
Il brise l’écu et démaille le haubert du païen,
Lui plante sa bonne lance au cœur,
Le frappe si bien qu’il lui traverse tout le corps,
Et qu’à pleine lance il l’abat mort à terre :
« Belle bataille, » s’écrie Olivier.
XCVIII
Le duc Samson va frapper l’Aumaçor ;
Il lui brise l’écu couvert de fleurs et d’or ;
Son bon haubert ne le garantit pas.
Samson lui tranche le cœur, le foie et le poumon,
Et (tant pis pour qui s’en afflige) l’abat roide mort :
« Voilà un coup de baron, » dit l’Archevêque.
XCIX
Anséis laisse aller son cheval
Et va frapper Turgis de Tortosa.
Au-dessus de la boucle dorée il brise l’écu,
Rompt les doubles mailles du haubert,
Lui plante au corps le fer de sa bonne lance,
Et le frappe d’un si bon coup que tout le fer le traverse.
À pleine lance il le renverse mort :
« C’est le coup d’un brave, » s’écrie Roland.
C
Engelier, le Gascon de Bordeaux,
Pique des deux son cheval, lui lâche les rênes,
Et va frapper Escremis de Valtierra.
Il met en pièces l’écu que le païen porte au cou,
Lui déchire la ventaille du haubert,
Le frappe en pleine poitrine entre les deux épaules
Et, à pleine lance, l’abat mort de sa selle.
« Vous êtes tous perdus, » s’écrie-t-il.
CI
Othon va frapper un païen, Estorgant,
Tout au-devant de l’écu, sur le cuir :
Il en enlève les couleurs rouge et blanche ;
Puis déchire les pans du haubert,
Lui plante au corps son bon épieu tranchant,
Et l’abat roide mort de son cheval courant :
« Rien, dit-il alors, rien ne vous sauvera. »
CII
Bérenger frappe Estramaris,
Brise l’écu, met le haubert en morceaux,
Lui plante au corps son bon épieu tranchant,
Et l’abat mort entre mille Sarrasins.
Des douze pairs païens, dix sont déjà tués,
Il n’en reste plus que deux vivants :
Chernuble et le comte Margaris.
CIII
Margaris est un très-vaillant chevalier,
Beau, fort, léger, rapide ;
Il pique des deux son cheval et va frapper Olivier.
Au-dessous de la boucle d’or pur, il brise l’écu,
Et lui porte un coup de lance le long des côtes.
Dieu préserve Olivier si bien que le coup ne le touche pas ;
La lance effleura sa chair, mais n’en enleva point.
Margaris alors va plus loin sans qu’aucun obstacle l’arrête,
Et sonne de son cor pour rallier les siens.
CIV
La bataille est merveilleuse, la bataille est une mêlée :
Le comte Roland ne craint pas de s’exposer.
Il frappe de la lance tant que le bois en dure ;
Mais la voilà bientôt brisée par quinze coups, brisée, perdue.
Alors Roland tire Durendal, sa bonne épée nue,
Éperonne son cheval et va frapper Chernuble.
Il met en pièces le heaume du païen où les escarboucles étincellent,
Lui coupe en deux la tête et la chevelure,
Lui tranche les yeux et le visage,
Le blanc haubert aux mailles si fines,
Tout le corps jusqu’à l’enfourchure
Et jusque sur la selle qui est incrustée d’or.
L’épée entre dans le corps du cheval,
Lui tranche l’échine sans chercher le joint,
Et sur l’herbe drue abat morts le cheval et le cavalier :
« Misérable, lui dit-il ensuite, tu fus mal inspiré de venir ici ;
« Ton Mahomet ne te viendra point en aide,
« Et ce n’est pas par un tel glouton que cette victoire sera gagnée ! »
CV
Au milieu du champ de bataille chevauche le comte Roland,
Sa Durendal au poing, qui bien tranche et bien taille,
Et qui fait grande tuerie des Sarrasins.
Ah ! si vous aviez vu Roland jeter un mort sur un autre mort,
Et le sang tout clair inondant le sol !
Roland est rouge de sang ; rouge est son haubert, rouges sont ses bras,
Rouges sont les épaules et le cou de son cheval.
Pour Olivier, il ne se met pas en retard de frapper.
Les douze Pairs aussi ne méritent aucun blâme ;
Tous les Français frappent, tous les Français massacrent.
Et les païens de mourir ou de se pâmer :
« Vivent nos barons ! dit alors l’Archevêque :
« Montjoie ! crie-t-il, Montjoie ! » C’est le cri de Charles.

CVI
Parmi la bataille chevauche Olivier ;
Le bois de sa lance est brisé, il n’en a plus qu’un tronçon au poing.
Alors il va frapper un païen, du nom de Malseron.
Il lui brise l’écu qui est couvert de fleurs et d’or.
Il lui jette les deux yeux hors de la tête,
Et la cervelle du païen lui tombe aux pieds.
Bref, il le renverse mort avec sept cents de sa race.
Puis il a tué Turgin et Esturgus ;
Mais cette fois il brise et met en éclats sa lance jusqu’à son poing :
« Que faites-vous, compagnon ? lui crie Roland,
« Ce n’est pas un bâton qu’il faut en telle bataille,
« Mais il n’y a de bon que le fer et l’acier.
« Où donc est votre épée qui s’appelle Hauteclaire ?
« Sa garde est d’or, et sa poignée de cristal.
« — Je n’ai pas le temps de la tirer, répond Olivier,
« Je suis trop occupé à frapper ! »
CVII
Mon seigneur Olivier a tiré sa longue épée,
Que lui a tant demandée son compagnon Roland,
Et, en vrai chevalier, il la lui a montrée.
Il en frappe un païen, Justin de Val-Ferrée,
Lui coupe en deux morceaux la tête,
Lui tranche le corps et le haubert brodé,
Avec la bonne selle perlée d’or.
Il tranche aussi l’échine du destrier,
Et abat mort sur le pré le cheval avec le cavalier :
« Ah ! désormais, s’écrie Roland, je vous regarde comme un frère.
« Voilà bien les coups qui nous font aimer de l’Empereur. »
Et de toutes parts on entend crier : « Montjoie ! »
CVIII
Voici sur son cheval Sorel le comte Gerin,
Et son compagnon Gerer sur Passe-Cerf.
Ils leur lâchent les rênes, et d’éperonner vivement.
Tous deux vont frapper le païen Timozel ;
L’un l’atteint à l’écu, l’autre au haubert.
Ils lui brisent leurs deux lances dans le corps
Et l’abattent roide mort au milieu d’un guéret.
Je ne sais point, je n’ai jamais entendu dire
Lequel des deux fut alors le plus rapide...
Espreveris était là, le fils de Borel :
Il meurt de la main d’Engelier de Bordeaux.
Puis l’Archevêque tue Siglorel,
Cet enchanteur qui avait déjà été dans l’enfer
Où Jupiter l’avait conduit par maléfice :
« Nous en voilà délivrés, » dit Turpin.
« — Le misérable est vaincu, répond Roland.
« Frère Olivier, ce sont là les coups que j’aime. »
CIX
La bataille cependant est devenue très-rude :
Français et païens y échangent de beaux coups.
Les uns attaquent, les autres se défendent.
Que de lances brisées et rouges de sang !
Que de gonfanons et d’enseignes en pièces !
Et que de bons Français perdent là leur jeunesse !
Ils ne reverront plus leurs mères ni leurs femmes,
Ni ceux de France qui les attendent là-bas, aux défilés.
CX
Charles le Grand en pleure et se lamente :
Hélas ! à quoi bon ? Ils n’en recevront pas de secours.
Ganelon leur a rendu un mauvais service,
Le jour qu’il alla dans Saragosse faire marché de sa propre maison.
Mais, depuis lors, il en a perdu les membres et la vie :
Plus tard, à Aix, on le condamna à être écartelé,
Et, avec lui, trente de ses parents
Qui ne comptaient point sur une telle mort...
CXI
La bataille est merveilleuse et pesante :
Olivier et Roland y frappent de grand cœur ;
L’archevêque Turpin y rend des milliers de coups ;
Les douze Pairs ne sont pas en retard.
Tous les Français se battent et sont en pleine mêlée ;
Et les païens de mourir par cent et par mille.
Qui ne s’enfuit ne peut échapper à la mort :
Bon gré, mal gré, tous y laissent leur vie.
Mais les Français y perdent leur meilleure défense :
Ils ne reverront plus ni leurs pères ni leurs familles,
Ni Charlemagne qui les attend là-bas...
Et pendant ce temps, en France, il y a une merveilleuse tourmente :
Des tempêtes, du vent et du tonnerre,
De la pluie et de la grêle démesurément,
Des foudres qui tombent souvent et menu,
Et (rien n’est plus vrai) un tremblement de terre.
Depuis Saint-Michel de Paris jusqu’à Reims,
Depuis Besançon jusqu’au port de Wissant,
Pas une maison dont les murs ne crèvent.
À midi, il y a grandes ténèbres :
Il ne fait clair que si le ciel se fend.
Tous ceux qui voient ces prodiges en sont dans l’épouvante,
Et plusieurs disent : « C’est la fin du monde,
« C’est la consommation du siècle. »
Non, non : ils ne le savent pas, ils se trompent :
C’est le grand deuil pour la mort de Roland !
CXII
Les Français ont frappé rudement et de bon cœur,
Et les païens sont morts par milliers, par multitudes.
Sur cent mille, il n’en est pas deux qui survivent.
« Nos hommes sont des braves, s’écrie Roland,
« Et personne sous le ciel n’en a de meilleurs.
« Il est écrit dans la Geste de France
« Que notre empereur a de vaillants soldats. »
Et les voilà qui vont à travers toute la plaine et recherchent les leurs.
De deuil et de tendresse leurs yeux sont tout en larmes
À cause du grand amour qu’ils ont pour leurs parents.
Devant eux surgit alors Marsile avec sa grande armée.
CXIII
Par le milieu d’une vallée s’avance le roi Marsile,
Avec la grande armée qu’il a réunie
Et divisée en vingt colonnes.
Au soleil reluisent les pierreries et l’or des heaumes,
Et les écus et les hauberts brodés.
Sept mille clairons sonnent la charge.
Quel bruit dans toute la contrée !
« Olivier, mon compagnon, s’écrie Roland, mon frère Olivier,
« Le traître Ganelon a juré notre mort,
« Et sa trahison n’est ici que trop visible.
« Mais l’Empereur en tirera une formidable vengeance.
« Quant à nous, nous aurons une forte et rude bataille :
« Car on ne vit jamais telle rencontre.
« J’y vais frapper de mon épée Durendal ;
« Vous, compagnon, vous frapperez de votre épée Hauteclaire.
« Nous les avons déjà portées en tant de lieux !
« Nous avons avec elles gagné tant de victoires !
« Il ne faut pas qu’on chante sur elles de méchantes chansons. »
(...)
Notes
Aumaçor : Titre de dignité chez les Orientaux, émir, gouverneur.
Ventaille : (Moyen Âge) Partie inférieure de l’ouverture d’un casque, d’un heaume, par laquelle on respirait.
Pair : Titre de dignité porté au Moyen Âge par les grands vassaux du roi.
Escarboucle : Variété de grenat rouge foncé d'un vif éclat.
Guéret : Terre labourée et non ensemencée.