Alors tant pis.
J’ai écouté de force.
Un vieux monsieur confessait à l’un de ses amis qu’il avait été malade toute sa vie durant. L’âge avançant, il l'était de plus en plus.
Jusqu’ici, tout était acceptable, mais il a fallu ouïr de toutes nos pavillons auditifs les divers épisodes maladifs de ce vieillard valétudinaire, certainement charmant par ailleurs mais si focalisé sur ses maux qu’on finissait par en avoir assez.
Et pour tout dire, le vieil homme n'était pas avare en détails. Trouvait une prolixité incroyable à expliquer les symptômes, les affections et les remèdes adéquats à ses centaine de maladies, énumérées une par une, complexifiant son discours par d'incroyables descriptions physiologiques. Il devait être 11 heures…. A une heure du déjeuner, oui, il aurait pu faire attention...
Je me suis vite lassé de cet étalage égocentriste de chair opérée, découpée, recousue, cicatrisée, ré-ouverte, re-suturée... fosses nasales irritées, poumons encrassés, intestins broyés, toux grasse, toux sèche, insomnies, apnées du sommeil, et même arthrite, arthrose, ostéoporose, défaillance des leucocytes et tout le patatras, enfin bref, tout ce que peut compter l'encyclopédie des malaises et maladies universelles et le Vidal de mon généraliste.
Cependant…. Je n'ai pu m'empêcher de penser à notre fils, Chaton.
Chaton a 23 ans.
Très jeune, Chaton a souffert d'une propension sans pareille à imaginer le pire face au moindre mal qui pouvait affecter l'un de ses organes.
Très tôt, Chaton s'est inquiété outre mesure d'un légère rhinite, d'une banale angine, d'un orgelet à l’œil, d'une coupure à la main, d'un aphte dans la joue gauche, d'un bouton trop rouge sur la joue droite, d'une poussée d'urticaire à l'époque des fraises, d'un bobo au genou qui finissait par former une croûte avant de tomber, d'une dent de lait qui bougeait trop, d'une dent de sagesse qui ne voulait pas pousser etc....
Toujours ma femme, (ma femme surtout, je n’ai guère la patience de le faire à sa place) a accepté de passer de longs moments à relativiser les terribles angoisses qui assaillent Chaton à chaque nouvelle attaque.
Pour la faire courte, voici la chose : Chaton est hypocondriaque.
Un symptôme grippal du genre fièvre à 38. 6 et gorge irritée deviennent pour lui la menace d'un flegmon fatal qu'il sait décrire avec une force évocatrice digne de Zola relatant le fléau de la phtisie dans les bouges crasseux et parisiens du XIXème siècle. J'en suis toujours fort étonné... Chaton n'a jamais lu les œuvres intégrales conseillées pour passer son Baccalauréat de français. Cet ingénieux garçon s'est contenté de lire les résumés sur internet et le voilà capable de brosser à grands coups d'hypotyposes les ravages d'un rhume bénin dès lors que c'est lui qui en est atteint.
La fièvre monte-t-elle de deux degrés (comme c’est souvent le cas en fin de journée), le voilà abattu et anxieux jusqu’au plus haut point…. En effet, il est intolérable pour un être humain de ne pas savoir s’il va mourir dans deux heures ou non...
Je compatis.
Et me moque :
— Oh, fillette ! m'insurgé-je (ça se dit encore ??...). C'est juste un coup de froid ! Vicks Vaporub, Doliprane, inhalations régulières et dans deux jours, tu seras sur pied !
Mais Chaton, perdu dans le marasme de sa jeunesse, cette belle jeunesse avortée d'un soir (mon Dieu ! Ne pas sortir un samedi soir pour voir les copains ! Comme c'est horrible n'est-ce pas ! ), Chaton dépérit, souffre de la faim, du froid, du chaud, du mal à la gorge qui « pique »….
Alors, je ne vous dis pas ce que ça a été pour ses premières cuites !
Depuis qu'il a pris son indépendance et vit loin de nous, ma femme est moins sollicitée mais c'est souvent... pire !
Il arrive que Chaton appelle sa mère en pleine nuit, à une heure, à deux heures, à quatre heures du matin parfois.
Les chuchotis du téléphone finissent par me réveiller et tâtant un drap vide juste à côté de moi, je me lève, affolé.
Ma femme est dans le salon, et je reconnais sa voix superbe et maternelle, ses inflexions si chères : je sais qu’elle est en train de combattre l’anxiété du fiston.
Comme il a de la chance ! ne puis-je m'empêcher de penser. Elle le console, lui dit des mots câlins, lui fait décrire dix fois ses symptômes, les cherche sur le net, lui lit d'une voix confiante des articles apaisants, des témoignages d'internautes sortis triomphants d'une bronchite aiguë, d'une crise d'hémorroïdes compliquée, d'un accès de diarrhées temporaires, que sais-je encore... lui relate de quelle manière on en guérit et de quelle sorte se relaxer….
Elle le connaît bien et veille principalement à un dialogue thérapeutique fondé sur la confiance et l’amour partagés

Au bout de deux heures de confessions pathologiques, Chaton finit par avouer. Voilà : il a bu. Et n’aurait pas dû.
Il faut le dire : sa mère a tellement insisté sur les dangers de l'alcool ! Un principe éducatif de fer, un cheval de bataille en béton armé, des règles imprescriptibles sur la dignité humaine et tout le tralala. Pauvre gosse ! Même archi majeur, autonome, diplômé, salarié, il a bien du mal à confesser qu'il a ingurgité près de cinq vodkas après avoir sifflé trois bières.

Ça peut rendre malade, oui. Le problème est que Chaton est forcément dix mille fois plus malade que les autres.
Ma femme, une fois l’aveu passé, dragonne dans tout l’appartement. Voilà deux heures qu’elle est réveillée, passant la moitié de sa nuit à consoler sa progéniture et pour quoi ? Pour en arriver là !
Pourtant, elle n'a pas lésiné sur l'affaire tout le temps de sa jeunesse - et même pré-jeunesse si je me souviens bien - , le menaçant régulièrement de lui faire visiter un centre de tétraplégiques, accidentés de la route pour lui montrer les dégâts qu'occasionnait l'ivresse au volant (et ce, à chaque sortie dès qu'il a eu 16 ans). Toute sa vie, et sur un ton ex-cathedra, elle l'a nourri de proverbes fatalistes et d 'une vérité foudroyante : « Boire pour s'amuser, c'est jouer sa vie sur un coup de dés ! » ; « Qui a bu, boira toute sa vie ! » ; « Ce n'est pas la peine de refuser un verre si c'est pour le boire par derrière ! » ; « Du rhum ? Je vous promets du sang et des larmes, juste après un bel accident ! » ; etc, etc.
Moi, je réagis plutôt en père. Disons que je relativise plutôt virilement : une bonne cuite qui rend bien malade est une affaire bien tournée. Pas besoin de sermon, le foie le fait lui-même et à l'âge qu'a Chaton, convenons qu'il l'a bien cherché ! Ça ne pourra pas durer, c'est un garçon bien né, intelligent et doué.
Il y a juste un petit quelque chose : s'il pouvait arrêter de nous réveiller...