Je traîne comme un chat errant depuis que j'ai fini mon roman. Je me suis dit que j'allais commencer le deuxième... mais non. Besoin d'un break. Alors j'ai commencé une nouvelle. Qui sait ce qu'il adviendra de ce récit ? Je ne connais pas bien la fin...
Bonne lecture si vous lisez ce début.
Pourquoi le poster ?
Parce qu'écrire est fait pour être lu !

* * *
LA REINE DU ROYAUME
Une petite tête blonde émerge d’un grand champ de blé mûr, scrute la maison et se tapit aussitôt. Elle ne veut pas rentrer. Elle est bien, comme ça. Marie-Constance est sèche et dure.
Yvon et Jean, ses frères, jouent avec Kiki, le chien, à l’arrière.
- Edouardine ! crie une nouvelle fois sa mère.
Elle est déjà en colère.
Ne voyant venir personne, elle rentre dans la maison et pousse avec vigueur le rideau de coquillages qui clôt l'entrée. Le rideau tintinnabule dans l'air.
Edouardine est rassurée. A l’abri des grands épis de blé dont les têtes barbues, soulevées par une toute petite brise d'été, dansent comme des papillons légers, elle tresse de ses doigts, trois longues tiges qu'elle a arrachées à ses pieds. Une couronne. Une couronne royale. Elle la décorera avec les coquelicots et les boutons d'or qu'elle a ramassés. Dix rangs de tresse, un coquelicot, dix rangs de tresse, un bouton d'or. Il y a dix boutons d'or et dix coquelicots. Elle sait compter. Ce sera très joli.
Son père, Alphonse, doit réparer quelque meuble dans l’appentis attenant à la maison. Depuis qu'il est rentré de la mer, il s'adonne au petit bricolage d'entretien. Les coups du marteau arrivent à elle, portés par le souffle aérien qui court dans le ciel et fait s'envoler les fleurs de pissenlit, fouinant l'air comme des petits insectes.
Edouardine se fait toujours disputer. Marie-Constance, sa mère, lui claque souvent la joue, d'une main nerveuse et aride. Il faut donner à manger aux poules ; apporter la nourriture aux porcs et le picotin aux deux petits ânes qu'on a dans un pré ; et puis nettoyer les tapis, plier les draps, éplucher les légumes, battre les œufs, mettre la table et la desservir. Ce n'est jamais fini. Et avec Marie-Constance, ce n'est jamais assez bien. Edouardine dit « Maman » quand elle s'adresse à sa mère et « Marie-Constance » lorsqu'elle pense à elle.
Au moins, à l’école, Edouardine a le temps de s'asseoir. Même après une bonne heure de marche avec les frères, elle est contente d'être en classe. Maintenant, elle sait parfaitement tracer les lettres et les reconnaître. Elle les prononce souvent à voix haute, avec une curiosité enjouée et chantante, les nomme une à une, comme des copines. Le « a » fait faire comme les bébés : on ouvre grand la bouche ; le « b » rend imbécile quand on se regarde le dire : il faut avancer les deux lèvres en avant ; le « c » montre toutes les dents ; pour le « d », c'est toute la langue qui vient taper contre. C'est le « z » qui l'amuse le plus, l'une des lettres les plus faciles à prononcer. Il suffit de reproduire le son des mouches.
Parfois, avec Yvon et Jean, ils jouent à faire le « z » en même temps, imitent trois grosses mouches en train de voler dans la maison, se pourchassant les unes les autres, s’agglutinant entre elles avant de se combattre, dans des vrombissements de moteur. Avec leurs index crochus pointés en avant et une drôle de grimace qui cherche à effrayer l’adversaire, ils se foncent dessus, se rentrent dedans, tombent par terre, gisent sur le dos, les jambes en l'air, faisant des moulinets du tonnerre, mimant l'insecte presque vaincu qui tente de survivre. Et puis, ils finissent par se relever, reprennent le combat. La guerre des mouches ! C'est drôlement bien !
Mais Marie-Constance arrive toujours trop tôt, avec un baquet de linge sur les bras ou bien une poule égorgée qui goutte encore de son sang sur le dallage en pierre de la cuisine. Excédée par le bruit et aussi de voir ses trois enfants oisifs, elle torpille tout le monde :
- Bande de fainéants ! Vous n’avez pas honte de jouer pendant que vot' mère et vot' père travaillent ! Allez donc aider, plutôt !
Marie-Constance envoie les garçons vers leur père.
A Edouardine, elle lance durement :
- Et toi, tu vas m'faire ça tout de suite ! Allez, tiens !
Et elle lance la poule sur l’enfant, toute morte la poule, avec son cou plein de sang. Ça veut dire qu’il faut la plumer. Ou bien alors, elle pose le baquet de linge et d'un coup de pied, l'envoie vers l'enfant. Ça veut dire qu'il faut plier.
Marie-Constance n’aime pas la fainéantise. Elle ne supporte pas de voir ses enfants prendre du bon temps. Leurs rires et leurs jeux lui semblent indécents. Peut-on s'amuser quand on est aussi pauvres qu'eux ?
La misère s'est abattue sur leur maison comme un lierre anthropophage. Depuis qu'Alphonse a laissé une partie de sa main gauche en mer - une terrible affaire de poulie mal réglée – la guigne leur est tombée dessus. Le patron en veut plus de lui. Les p'tits en savent rien. Quel genre de métier peut donc faire un pécheur qu'a plus qu'une main ?
La désolation mord le cœur de Mare-Constance avec la force d'un piège à loup. A la pensée qu'Alphonse bricole de sa main droite dans l'appentis, maladroitement mais avec la seule volonté de se rendre utile, elle a les larmes aux yeux. Faut pas que les p'tits la voient pleurer. Jamais.
Yvon, l'aîné, âgé de onze ans, a une sensibilité de fille. Oui, de fille. Des fois, il pleure devant un oiseau mort qu'il a pas pu sauver. Un oiseau mort ! Faut toujours qu'Yvon essaie de sauver quelque chose de vivant. Y'a pas que les oiseaux. Il y a aussi des mulots mal en point, une couleuvre qu'il a ramenée un jour, à moitié morte. Des insectes aussi. Une fois, il a ramené un bourdon. Un bourdon ! Un gros bourdon avec une aile rongée. L'gamin l'avait mis à reposer dans une ancienne tabatière, sur un lit de foin tout frais fait. Trois jours durant, il l'avait nourri de confiture de prunes. Un pot qu'il avait volé dans l'arrière-cuisine, sans le dire à sa mère.
Outrée, elle avait été ! Outrée du mensonge, outrée de voir le bourdon planter son grand aiguillon dans sa confiture. Le fils avait bien mis une bonne cuillère sur une feuille de laurier et l’avait posée devant l'insecte. Il s'en était régalé, tu penses ! Des prunes, qu'on n'en avait jamais eu d'aussi bonnes et jamais autant à la fois. Elle en avait fait au moins dix pots, pour tenir l'hiver. Eh bien, non ! Yvon en donnait à un insecte à moitié mort !
- C'est qu'il a bon cœur, not' gars, avait dit Alphonse, en essayant de la calmer. Bon d'même, ça lui passera quand y gagnera tout seul ses sous.
- Bédame ! On s'ra jamais riches, comme ça ! s'était insurgée Marie-Constance. Tu bavasses sur lui, que ça n'mène à rien d'bon ! On est généreux quand on a d'quoi l'être, sinon c'est qu'on est innocent !
Heureusement, Jean n'est pas comme son frère. Il a dix ans. Il est dur, Jean. Comme sa mère. Souvent, elle admire son fils, son regard fier, sa tignasse d'homme, en pleine santé, bien implantée dans sa nuque, avec des frisottis qu'elle doit raser toutes les semaines tellement ça pousse. Il y a de la force partout chez son garçon. Jean parle plus fort que les autres gamins quand il joue avec eux. Il leur donne des ordres, et même à son frère ; organise des batailles d'eau, à coups de seaux entiers qu'ils puisent dans la rivière et qu'ils se jettent dessus. Le premier qui tombe est mort. Jean ne tombe jamais, c'est le plus fort. Il a pas son pareil pour courser les poules à manger et il sait botter le cul du chien quand il gueule trop, ramasser des grandes fournées de bois sec sans qu'on lui demande.
Certaines fins d'après-midi, quand il fait chaud, Jean revient les genoux croûteux, le visage hâlé et en sueur, les mains terreuses d'avoir joué à la guerre. Marie-Constance le dispute parce qu'il est sale comme un crotteux et qu'il faudra laver ses frusques. Mais intérieurement, elle est fière. Un petit homme, hardi, courageux, jamais fatigué. Il a du caractère et pis du chien aussi, avec ses grands yeux noirs et sa belle frange qui tombe dessus. Et il ne pleure jamais. Même claqué bien sèchement, y pleure pas le p'tit.
C'est le plus grand trésor de Marie-Constance, ça. La bravoure, la force au travail et la fierté, c'est ce qu'elle admire le plus chez un homme. Alphonse son mari, elle s'en veut de plus pouvoir l'admirer. Mais quoi ?... Depuis qu'il travaille plus, il mange davantage. Et sans ramener d'argent, encore. Mais c'est son mari.
- Edouardine ! crie une nouvelle fois Marie-Constance, en direction des champs alentour. Si tu viens pas ici, j'te jure bien qu'tu vas la sentir, ma fille !
La fillette se résigne. Sa petite tête blonde sort du champ de blé, émerge en plein soleil, et bientôt, sa fine silhouette apparaît toute entière en haut du chemin forestier.
Marie-Constance est rassurée. Toujours peur pour ses gamins.
-Rentre immédiatement, méchante ! Y'a du travail pour toi !
Edouardine avance à contre-coeur.
Elle aurait tellement aimé continuer à jouer à la reine. Elle aime ce jeu. Quand elle est reine, tous les petits insectes constituent sa Cour. Des tas de petits sujets à qui elle donne des ordres bien distincts : « Faire taire tous les coqs du pays pour empêcher de réveiller les parents qui envoient leurs enfants à l'école quand il y a du soleil ; faire fleurir toutes les marguerites le même jour autour du petit pré des ânes pour faire joli ; et aussi pour préparer de la poudre magique- une poudre magique qui tue les méchants et rend les gens heureux ; rendre les poules immortelles... » et plein de choses encore. Mais tout ce petit monde n'est pas toujours obéissant. Les abeilles, les guêpes, les papillons, les coccinelles volètent dans tout le royaume : un ronronnement incessant. Ils se posent parfois sur son cotillon de lin ou son caraco. Elle leur rappelle alors les devoirs à respecter et toutes les lois à appliquer pour protéger le pays des fleurs et des blés dont elle est la souveraine absolue.
Les insectes insoumis, volatiles et excités, repartent aussitôt, dans une soif de conquête et de liberté qu'aucune souveraine ou impératrice, fut-elle la plus puissante du monde, ne pourrait arrêter.
Les galoches de la reine frappent d'un bruit sec les herbes du jardin, chauffées à blanc sous le soleil de midi, font rouler la petite caillasse blanche de l'allée, juste avant de franchir le seuil de la maison où Edouardine n'est rien d'autre qu'une petite domestique, une petite bonne sans importance. L'enfant serre très fort, dans sa poche, la couronne royale qu'elle a tressée elle-même. Un emblème, un porte-bonheur. Une autre fois, peut-être...
-Tes mains ! ordonne Marie-Constance. Montre !
Edouardine sort ses deux mains de sa grande jupe. Consternation !
- Ah c'est du joli, tiens ! siffle sa mère, méchamment.
La fillette regarde ses doigts rougis et jaunis tout à la fois par le jus de coquelicots et de boutons d'or écrasé dans sa paume. Mince... Les diamants de la couronne royale ont fondu sous ses doigts et déteint sur sa jupe !
- Cochonne, va ! Va les laver ! Je fais pas la cuisine avec les souillons ! Tu laveras ton cotillon toute seule, ça t'apprendra ! Et mets ton bonnet. Y'a pas besoin de gâcher d'la nourriture avec des ch'veux.